mercredi 12 août 2015

Thierry Bardy - decryptage de l'ubérisation par Jean- Christophe Feraud dans les colonnes de Libé

De l’utilisation du client aux arrangements avec la loi, «Libération» a identifié plusieurs moyens d’attaquer  un secteur.

Vous vous réveillez un matin avec les crocs, une envie d’entreprendre façon Predator, de devenir l’Attila de la plomberie ou du permis de conduire, de cartonner avec le concept qui tue les rentes de situation mais aussi les honnêtes artisans dépassés. C’est darwinien, les dinosaures de l’ère pré-numérique n’avaient qu’à évoluer pour ne pas se faire bouffer. Vous avez l’idée, la «killer application», oui, mais comment faire pour «uberiser» plus gros que soi, un brontosaure du CAC ou une corporation qui faisait jusque-là ses petites affaires bien pépère ? Pas de panique, Libération vous révèle les dix commandements d’une «destruction créatrice de valeur» réussie… pour vous (pour les autres c’est une autre histoire).
Le client est roi, plus tu lui offriras. Ce b.a.-ba du commerce de détail popularisé par les magasins Marshall Field’s à Chicago à la fin du XIXe siècle, plus d’un chauffeur de taxi n’en a jamais entendu parler. Dommage, car le fondateur d’Uber, Travis Kalanick, a eu l’idée de lancer sa fameuse application après une mauvaise expérience avec les taxis parisiens : un clic sur son smartphone, et une berline impeccable avec chauffeur poli et bien sapé arrive dans les cinq minutes sans entourloupe sur le trajet… Le service client sans RMC Info à fond ni chien à l’avant, il fallait y penser. Et «la recette peut s’appliquer à tous les services qui génèrent de l’insatisfaction clients» (garagistes, plombiers, électriciens, etc.) comme le dit poliment le consultant Olivier Ezratty, auteur d’une série de posts sur son blog titrée : «comment éviter de se faire uberiser ?»

Sur le «consommacteur» tu miseras. Il faut écouter le client, mais surtout l’impliquer, en lui donnant l’impression qu’on lui redonne le pouvoir. Cela tombe bien, «Internet a inventé le "consommacteur", avec la notation du vendeur et du service rendu, avec eBay et Amazon, il y a déjà vingt ans», rappelle le même Ezratty. Le service de réservation Booking en a fait son credo pour dicter sa loi au secteur hôtelier. Variante : le consommacteur «responsable» qui cherche moins sa propre satisfaction que celle du petit producteur de légumes méritant salaire. Et si, en plus, il peut manger bio et contribuer à sauver la planète, c’est tant mieux. «La Ruche qui dit oui» a tout compris.

Le prix tu «libéreras» Sans forcément la jouer low-cost. Le client cherche d’abord à faire des économies ? Ok, mais on ne peut pas avoir Uber et l’argent d’Uber. Donnons-lui l’impression qu’il peut dépenser moins en modulant les tarifs en fonction de l’offre et de la demande : la note d’un Uber sera plus salée qu’un taxi G7 le soir du 31, bien plus légère un dimanche matin. Ça marche aussi dans l’hôtellerie avec Booking. Un bon yield management (gestion tarifaire) des disponibilités, c’est la clé du profit.

La propriété tu mutualiseras Enfin, celle des autres. C’est le génie de tous les services d’«autopartage», comme Blablacar qui prospère sur la voiture de monsieur Tout-le-Monde. Les «nouveaux barbares» qui déferlent sur les «rentes installées» ont un point commun : ils n’ont pas un camion, pas un magasin ni un entrepôt en propre. L’intermédiation, c’est marge maximum, 20 à 40 %, garantie. Et la beauté du concept, c’est qu’il peut s’appliquer à tout : partage ton appartement (Airbnb), ton bateau (Boaterfly) ou ton jet privé (Wijet).

Sur la communauté tu t’appuieras. Le mot «commun» débarrassé du «isme» est la nouvelle frontière du capitalisme numérique ! Désormais, l’individu est roi mais se sent de plus en plus seul et misérable malgré tous ses «amis» virtuels. Michel Houellebecq vous le confirmera. Alors faites jouer le collectif pour acheter groupé, trouver un appart ou faire un Paris-Nice. L’animal social vous le rendra.
Le buzz übercool tu créeras. Mission accomplie : en jouant sur l’effet de hype, à ce stade, tu as créé un bon buzz sans dépenser un euro dans une campagne de com. Mieux, tes concurrents et les médias qui s’emparent de la polémique se chargent de faire de la retape en ne parlant que de ton service «disruptif» : Uber peut dire merci aux taxis en colère.

Sur la réglementation tu t’assiéras. Bonne nouvelle pour ton business, la technologie va plus vite que le droit, beaucoup plus vite. Pas de plaque à 200 000 euros ni carte professionnelle : Uber a fait une queue de poisson aux taxis en lançant ses «véhicules de tourisme avec chauffeur» à l’assaut de leur «monopole». Mauvaise nouvelle, le droit contre-attaque. En Californie mais aussi en France, avec la loi Thévenoud qui interdit la maraude par géolocalisation et les chauffeurs sans licence VTC d’UberPop. La loi Macron a elle redonné la liberté aux hôteliers de fixer leurs tarifs sur leurs sites face à Booking qui dictait ses conditions et relevait les compteurs. Mais, toi, tu as ou tu auras bientôt les moyens de payer des légions d’avocats pour faire primer «la nature supranationale de l’Internet sur l’enchevêtrement des lois et réglementations qui entravent l’innovation» (sic).

La «chaîne de valeur» tu remonteras. Une fois bien installé sur ton marché, joue-là comme Amazon qui ne vendait à l’origine que des livres et vend aujourd’hui à peu près tout et n’importe quoi… jusqu’à la force de travail de pauvres «turcs mécaniques» payés quelques roupies en Inde pour recopier des lignes de code. Et, tant qu’à faire, transforme ton client en chauffeur-livreur : zéro stock mais aussi zéro salarié.

Un nouveau monopole tu consolideras. Si tu as bien suivi tous ces commandements, félicitations : à ce stade, tu as édifié en deux ou trois ans un monstrueux monopole façon Google : 75% des parts du marché de la réservation en ligne pour Booking, qui prend 25% de commission sur chaque réservation hôtelière effectuée par son intermédiaire. Le gendarme de la concurrence ? Il peut te courir après et, de toutes façons, tu as les moyens de payer la prune. Ton maître Uber vaut 50 milliards de dollars (45 milliards d’euros).

Paranoïaque tu seras… N’oublie jamais que «seuls les paranoïaques survivent» comme disait l’ex-boss d’Intel Andy Grove. Son collègue John Chambers de Cisco estime «que les deux tiers des grandes entreprises disparaîtront d’ici vingt ans». Mais gaffe, car toi aussi tu te feras uberiser un jour. Qui se souvient d’Altavista et Netscape les rois de l’Internet de l’ère pré-Google ?

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