mercredi 25 avril 2018

Les cinq fondements du management du XXIe siècle

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Dans un monde qui change, le cadre managérial de l’entreprise traditionnelle apparaît de moins en moins adapté. Critiqué pour son caractère infantilisant et excessivement contraignant, il se révèle contre-productif au regard des enjeux actuels.

Pour rendre l’entreprise plus efficace collectivement et épanouissante individuellement, de nouveaux modèles de management émergent, comme celui de l’entreprise libérée, popularisé par le professeur Isaac Getz : dans ce système radical fondé sur la confiance et l’autonomie, chacun a la liberté des actions qu’il estime les plus bénéfiques pour l’entreprise. Le risque est cependant de tomber dans un rejet sans nuance du management alors que parvenir à tirer le meilleur de ses équipes est plus que jamais une nécessité. Les bouleversements technologiques et sociétaux de l’ère digitale ne signent pas la fin du management mais en exigent une complète remise à plat.
Le management vise à définir l’organisation et les moyens qui permettront à l’entreprise d’atteindre ses objectifs en fonction des ressources dont elle dispose. Pour l’industrie du début du XXe siècle, le défi était de parvenir à fabriquer en masse des produits complexes avec une productivité et une qualité suffisantes, ainsi qu’une main d’œuvre très peu qualifiée. Des processus fractionnés, des gestes simples, des règles strictes, une rémunération attractive… Le taylorisme constituait une réponse adaptée aux produits, à la main d’œuvre, mais aussi à la réalité de l’entreprise de son temps, mettant pour la première fois en évidence ces trois dimensions qui demeurent au cœur de toute approche managériale.

Un monde de ruptures

Aujourd’hui, le personnel est largement éduqué et sait appréhender la complexité. Ce n’est plus la capacité physique de la « force de travail » qui compte mais sa capacité cognitive, qui va lui permettre non plus de fabriquer à la chaîne des produits identiques mais d’adapter l’offre en permanence pour faire face aux évolutions rapides de la demande et de la concurrence. Quant à l’environnement de l’entreprise, il a connu, ces quinze dernières années, des bouleversements considérables dont les GAFA offrent une parfaite grille de lecture. A l’ère de Google, l’information est libre et ouverte, et plus seulement l’apanage du chef. A l’ère d’Amazon et du cloud, l’individu peut disposer de ressources jadis réservées aux organisations. A l’ère de Facebook, les relations ne se définissent plus selon des axes verticaux et horizontaux mais se développent en réseaux, souvent au-delà des frontières de l’entreprise. Enfin, à l’ère d’Apple, de l’iPhone et de l’iPad, ce sont la géographie et la temporalité du travail, ses locaux et ses horaires, qui volent en éclat. Rapport à l’information, aux moyens, aux personnes, au temps et à l’espace ; autant de ruptures fondamentales que ne peut ignorer le management.
Dans un monde digitalisé dont l’acronyme « VUCA » (« volatility », « uncertainty », « complexity », « ambiguity ») résume bien la difficulté, l’entreprise doit donc cultiver la capacité d’adaptation de ses collaborateurs pour qu’ils continuent à œuvrer dans le sens de sa stratégie en dépit des turbulences. Stimuler la capacité d’apprentissage, favoriser la réflexion et la créativité, et encourager l’initiative, telles doivent être désormais les priorités du manager s’il veut durablement atteindre ses objectifs. Dès lors, voici les cinq fondements d’un management qui réponde aux enjeux actuel.

1. Donner du sens

Cette exigence, notamment identifiée par l’auteur américain Daniel Pink, correspond à une attente générationnelle et sociétale forte vis-à-vis du travail. L’époque n’est plus à l’obéissance sans poser de questions ni aux sacrifices pour une hypothétique carrière. Désormais, le travail doit être engageant, motivant, immédiatement gratifiant et contribuer au progrès de la société. Le salarié est le client d’une « marque employeur » dont il doit adhérer aux valeurs pour être performant. Il appartient au manager de retravailler et de reformuler le discours pour inscrire son équipe dans ce grand dessein.

2. Développer l’autonomie

Isaac Getz affirme qu’il ne faut pas manager « pour les 3% », c’est-à-dire imposer à tous des règles inspirées par le comportement d’une minorité d’irréductibles. Le contrôle engendre bureaucratie et inefficience, mais aussi démotivation des collaborateurs dont on met en doute le sens des responsabilités et l’honnêteté. Le manager ne doit pas être celui qui « met des choses en place » mais, au contraire, celui qui s’oppose à la surenchère procédurale en accordant a priori sa confiance (lire aussi l’article : « Les neurosciences de la confiance »). Et dans le cas où certains en abuseraient, il lui faudra avoir le courage d’aller leur demander directement des comptes.

3. Ouvrir l’information

Longtemps, détenir l’information était un enjeu de pouvoir, ce qui la rendait exclusive (lire aussi la chronique : « Quatre conseils pour étendre votre pouvoir dans l’entreprise »). Dans combien d’entreprises cache-t-on « les chiffres » aux collaborateurs ? Les partager, c’est pourtant permettre à tous d’être sensibles à la situation et leur donner les moyens d’apporter leur contribution. Il s’agit là d’un changement culturel majeur, notamment pour le manager qui n’est plus le dépositaire ni le gardien de l’information mais, au contraire, le principal agent de sa circulation et de son utilisation.

4. Développer l’agilité et les approches itératives

Avancer à petits pas – à l’image des méthodes lean start-up ou design thinking – ne veut pas dire sans cap ni détermination, mais cela facilite l’acceptation de l’échec, la prise en compte d’idées ou de circonstances nouvelles, et donc l’innovation. L’agilité nécessite une posture pragmatique, ingénieuse et sceptique que le manager doit s’attacher à développer dans son équipe. Il lui faut créer une urgence du concret, valorisant davantage les faits et l’expérimentation que les théories et les modèles.

5. Insister sur le droit à l’erreur

Par définition, l’innovation emprunte des chemins inédits qui n’offrent aucune garantie de réussite, de même que l’excellence se construit bien souvent à partir d’une répétition d’échecs inlassablement corrigés. Le droit à l’erreur n’est pas une licence à la médiocrité mais un encouragement à la prise de risque dès lors qu’elle permet à l’entreprise de progresser. Le manager doit veiller à ne pas culpabiliser, stigmatiser ou donner de leçons. Son rôle est, au contraire, de dédramatiser l’échec et de prendre le recul nécessaire pour en tirer les enseignements, les points positifs et les axes d’amélioration.
Ces cinq évolutions des pratiques managériales réaffirment par-dessus tout la primauté de la dimension humaine du management. Le manager n’est plus un contremaître, qui donne des ordres, ni un superviseur, qui contrôle et pilote, mais un coach dont le but premier est de développer le potentiel des collaborateurs. Il lui faudra lui-même progresser et acquérir des techniques et des compétences nouvelles mais, pour que cette révolution s’accomplisse, c’est à toute l’entreprise qu’il appartiendra de faire évoluer son organisation, ses systèmes d’évaluation, d’incitation, de promotion et de formation. En un mot, sa culture.
Plus de chroniques de : Ludovic Cinquin

Ludovic Cinquin

Directeur général d’Octo Technology, cabinet de conseil en technologies et en management des systèmes d’information. En parallèle de ses activités de management, il accompagne les grands comptes dans le cadre de missions de conseil stratégique. Avec un credo : la technologie est un puissant levier de transformation qui nécessite de nouvelles […]

mercredi 11 avril 2018

l'usine numérique ou 4.0



L'usine du futur s'est plus diffusée dans les médias que dans la réalité. Rares sont les usines totalement numériques, et les démarches entreprises peinent parfois à remplir leurs promesses. La raison : un manque de réalisme et de méthode qui laisse place aux mirages.
Première croyance : il suffirait de fournir des données à un logiciel d'intelligence artificielle sans comprendre ce qu'elles signifient, pour obtenir des résultats. Ces technologies sont utiles pour des tâches impossibles à modéliser, comme doter l'ordinateur des cinq sens (analyse d'images, de bruits...). Mais elles doivent être associées à une expertise industrielle et à une modélisation physique des machines ou des processus.

C'est une différence de taille avec le monde de l'internet grand public : le consommateur est impossible à modéliser et 90 % de recommandations d'achat pertinentes satisfera une librairie en ligne. Un crash tous les dix décollages pour une compagnie aérienne serait une catastrophe.
Deuxième croyance magique : le big data. Investissez et vous verrez surgir la valeur des données. Pour garantir une rentabilité, il faut au contraire identifier où les leviers de valeur technologiques (prototypage accéléré avec l'impression 3D, puissance de calcul grâce au cloud, automatisation de l'analyse de données, méthodes agiles,...) seront utiles, puis trouver un chemin rentable pour réaliser cette valeur. Certaines données sont trop coûteuses à collecter. D'autres seront collectées et traitées au niveau de la machine plutôt que stockées.
Autre mythe : les compétences dans les matériaux ou les processus, seraient dévalorisées par le numérique. Dans l'industrie, ces compétences traditionnelles représenteront toujours 90 % de la valeur ajoutée. Les entreprises qui peineront à être performantes sur les 10 % restant seront anéanties par leurs concurrents. Mais il en ira de même pour celles qui délaisseront les premiers 90 %.
Quatrième erreur : sous-investir dans l'intelligence naturelle. Dans de nombreux accidents d'avion, les circonstances - météorologiques, de fatigue ou de stress - font que le pilote ne peut plus absorber les informations fournies par le système. Ces problèmes sont connus dans l'aéronautique, la santé ou les transports. Mais les méthodes pour les résoudre sont ignorées de ceux trop focalisés sur les promesses de l'usine de demain pour se soucier qu'elle fonctionne dans le monde présent !
A l'inverse, des technologies éprouvées donnent des résultats intéressants :
o Impression 3D pour la production ou le prototypage. Elle permet de remplacer un nombre croissant de pièces complexes ou soumises à des contraintes d'approvisionnement ;
o Maintenance prédictive pour réduire les arrêts de production, basée sur l'expertise métier et l'analyse de « signaux faibles » permettant de réparer une machine avant qu'elle ne tombe en panne ;
o Optimisation de la production, par exemple pour réduire de moitié les rebuts dans un site réalisant la découpe de tubes ;
o « Digital Lean » pour améliorer la production. C'est une révolution pour les spécialistes du domaine, qui privilégiaient le papier et le crayon pour libérer les ouvriers de la rigidité des systèmes de production d'ancienne génération ;
o « jumeaux numériques », à partir de données de fabrication et d'utilisation pour suivre l'état précis d'une machine (usure des pièces, performance,...) sans devoir arrêter l'équipement pour l'inspecter ;
Cette diversité dévoile le cinquième défi : que l'ensemble d'un système de production tire les bénéfices de technologies nouvelles, d'une multitude de façons dont la plupart ne seront visibles qu'au plus près du client ou du site de production.
C'est là le défi principal pour les dirigeants : il s'agit moins d'arbitrer des projets ou de proposer une vision détaillée, que de poser des principes d'architecture, d'outiller et d'inspirer leur organisation. Pour que cette transformation se fasse, en grande partie sans eux.
Vincent Champain est cadre dirigeant et président de l'Observatoire du long terme

l'intelligence artificielle; en finir avec les mirages




L'intelligence artificielle suscite nombre de prophéties déconnectées de la réalité technologique. Une partie de ces envolées prend des termes techniques au pied de la lettre, sans compréhension de leur réelle signification. Il y aurait moins de fantasmes si on avait parlé de « classification automatique de motifs complexes » plutôt que d'« intelligence artificielle ».
Le terme de « réseau de neurones » laisse imaginer un cerveau numérique, alors que la réalité est celle de « matrices de convolutions », des calculs itératifs intensifs menés sur de gigantesques matrices numériques. A l'inverse, des technologies puissantes mais aux noms moins évocateurs (programmation génétique, forêts aléatoires ou « gradient boosté ») soulèvent moins de fantasmes.

Intelligence augmentée

Comme le rappelle Andrew Ng, vice-président de Baidu, ces technologies sont efficaces sur des tâches bien définies. Elles peuvent, mieux qu'un spécialiste, déterminer si une lésion cutanée est cancéreuse. Sans battre un expert, elles peuvent réaliser des tâches fastidieuses à des échelles inatteignables par des individus.

Ainsi, chaque année, GE collecte à l'intérieur de pipelines acheminant le gaz ou le pétrole dix fois la surface de Paris d'images pour détecter des fissures de la taille d'un brin d'herbe. Impossible pour des humains, cette tâche est réalisée par des logiciels, puis confirmée par des experts - créant 350 emplois et évitant de nombreuses fuites.
Beaucoup l'ignorent, mais c'est souvent « l'intelligence augmentée », c'est-à-dire l'intelligence humaine « augmentée » par des outils d'intelligence artificielle, qui donne les meilleurs résultats. Dans un exemple de diagnostic de cancer cité par le Dr Rus, l'intelligence artificielle atteint 7,5 % d'erreur, les médecins spécialistes 3,5 % et les spécialistes outillés de logiciels 0,5 %. Le jeu d'échecs est l'un des premiers domaines dans lequel les ordinateurs ont commencé à battre l'homme. Mais ce sont les « centaures » - joueurs outillés d'intelligence artificielle, mi-humains, mi-machines - qui gagnent désormais les parties « freestyle ».

Vers une bulle de l'IA

Enfin, ces technologies sont l'objet d'améliorations rapides qu'il est tentant d'extrapoler. Dans les années 1970, 1.000 dollars permettaient d'acheter une capacité de calcul équivalent à l'intelligence d'une bactérie. Actuellement c'est celle d'un singe. En 2030, ce serait celle d'un humain, mais avec deux limites. D'abord, cette intelligence artificielle reste une intelligence dite « faible », limitée à des tâches bien définies, comme la reconnaissance d'images. Aucun chercheur au monde ne sait comment on pourrait un jour concevoir une intelligence « forte », capable de sensibilité, d'initiative ou de contextualiser (passer de l'analyse d'image à un diagnostic tenant compte de l'ensemble du patient).
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Ensuite, les extrapolations supposent une amélioration infinie de la puissance des ordinateurs. Or la fameuse loi de Moore, qui exprime cette amélioration, montre des signes d'essoufflement. Imaginons qu'il n'en soit rien : si les capacités de l'iPhone progressaient au même rythme que depuis dix ans, ils auraient en 2280 assez de mémoire pour stocker l'état de chaque atome de l'univers. Il est donc probable que le progrès de l'intelligence artificielle s'essouffle bien avant, laissant un champ large à l'intelligence humaine.
Toute technologie s'accompagne de bulles et l'intelligence artificielle n'y fait pas exception. Pour les dirigeants, privés ou publics, l'enjeu est double : saisir les opportunités offertes par l'intelligence artificielle et éviter ses mirages. A ce jour, ces opportunités apparaissent sous la forme de centaures, humains augmentés par le numérique, plus que sous la forme d'intelligences capables de totalement remplacer l'homme, ce dont aucun chercheur n'a le début d'une preuve.
Vincent Champain, cadre dirigeant et président de l'Observatoire du Long Terme (http://longterme.org)