lundi 26 février 2018

Thierry Bardy - L'intelligence artificielle revalorise les créatifs en entreprise

















L'annonce a de quoi surprendre. À l'automne 2016, Google publie plusieurs offres d'emploi, adressées non pas à des scientifiques des données, ni à des experts en intelligence artificielle, ni même à des professionnels de la vente ou du marketing, mais à des individus capables de tenir une plume et jouer avec les mots. Plus précisément, le géant de l'internet affirme être en quête d'individus ayant de l'expérience dans la rédaction de dialogues de film ou de théâtre, dans l'écriture de fiction ou encore de textes de comédie.

L'objectif : pimenter les dialogues de Google Home, l'assistant virtuel de Google, spécialisé dans la domotique et grand rival d'Amazon Alexa. En recrutant des artistes du langage, Google vise à rendre la conversation de son assistant suffisamment amusante et captivante pour que les consommateurs continuent de converser régulièrement avec lui, passé l'attrait de la nouveauté. Après les premiers jours, de nombreux utilisateurs limitent en effet leurs interactions à quelques tâches simples, comme lancer une playlist, donner un bulletin météo ou commander une pizza.

Google n'est pas le seul à faire appel à de belles plumes pour améliorer les capacités de son intelligence artificielle conversationnelle. Chez Microsoft, une équipe composée d'une vingtaine d'écrivains, poètes et dramaturges, dirigée par un ancien scénariste d'Hollywood, planche sur les dialogues de Cortana, l'assistant virtuel de la maison. Ils ont contribué à lui donner une personnalité bien définie et à travailler son sens de la répartie. La start-up Anki a de son côté recruté un ancien créatif de Pixar pour construire la personnalité de Cozmo, un robot conçu pour dialoguer avec les enfants.



Ces différents exemples montrent que, loin de consacrer le triomphe définitif des geeks et ingénieurs de tous poils, les progrès de l'intelligence artificielle contribuent à redonner un rôle majeur aux humanités, qui avaient trop souvent tendance à être considérées comme inutiles dans le monde de l'entreprise. Un programme de la prestigieuse université de Stanford, baptisé Symbolic Systems Program, combine humanités et technologies pour former des individus polyvalents, aptes à traiter les problématiques complexes auxquelles ils seront confrontés en travaillant sur des technologies futuristes. Ce cursus mêle neurosciences, logique, psychologie, sciences de l'informatique et intelligence artificielle pour permettre aux élèves d'examiner les relations hommes/machines d'un œil humaniste.



Des diplômés en philosophie sont recrutés par les grandes entreprises des nouvelles technologies pour les amener à interroger leurs certitudes et considérer les problèmes sous un nouvel angle. Andrew Taggart exerce ainsi l'activité de consultant en philosophie pratique pour de grandes entreprises des nouvelles technologies. Titulaire d'un doctorat dans cette matière, il a démarré son activité en 2010, et travaille aujourd'hui avec une quarantaine de gros clients répartis partout dans le monde. Le livre A Guide to the Good Life: The Ancient Art of Stoic Joy, rédigé par William B. Irvine, un professeur de philosophie, et consacré à la pensée stoïcienne, figure en bonne place sur le bureau de nombre d'entrepreneurs de San Francisco.

En 2015, George Anders, journaliste américain, publiait un article dans Forbes baptisé « Cet "inutile" diplôme d'humanités vaut désormais de l'or pour la tech ». L'article a remporté un tel succès que son auteur a ensuite publié un livre sur le sujet. L'entrepreneur et milliardaire Mark Cuban conseille quant à lui aux jeunes d'étudier les humanités pour être certains de ne pas voir leur emploi occupé par des machines.

Comment expliquer ce soudain retour en grâce des humanités, dans un monde marqué par la domination croissante des ordinateurs, des algorithmes et de l'intelligence artificielle ? Tout d'abord, ces technologies fondées sur la maîtrise des chiffres et de la logique génèrent un grand nombre de nouvelles opportunités et défis à relever. Ainsi, les progrès de l'intelligence artificielle soulèvent en premier lieu de nombreux problèmes éthiques et enjeux sociétaux, qui ne peuvent être résolus uniquement par des techniciens. C'est ici que les humanités entrent en jeu.

L'exemple le plus parlant est sans doute la nécessité de réfléchir à une éthique de l'intelligence artificielle, à mesure que les algorithmes d'aide à la prise de décision occupent une place croissante dans nos vies, que les voitures autonomes commencent à circuler sur nos routes, les drones à voler au-dessus de nos têtes et que nous employons des robots au quotidien. Chercheur en intelligence artificielle à l'Université de Caen, Grégory Bonnet a ainsi rassemblé une équipe de philosophes, logiciens, sociologues et anthropologues afin d'établir des règles éthiques susceptibles de guider la conduite des agents autonomes.

Les problèmes éthiques ne se cantonnent pas aux robots et aux voitures autonomes. Ainsi, dans son livre Weapons of Math Destruction, la mathématicienne Cathy O'Neil montre comment les algorithmes d'aide à la prise de décision, aujourd'hui massivement employés par la justice, la police, le gouvernement ou encore les assureurs américains, peuvent contenir des biais discriminatoires, susceptibles d'affecter les populations concernées sans que nous en ayons conscience. Face à cette réalité, certains proposent de mettre en place un audit des algorithmes, afin de s'assurer que ces derniers soient utilisés pour le bien commun. Philosophes, sociologues et anthropologues ont là encore leur pierre à apporter à l'édifice, et nul doute que chaque entreprise commercialisant des algorithmes recourra bientôt au service de certains d'entre eux.


En outre, intelligence artificielle et nouvelles technologies fournissent de nouvelles occasions d'exprimer sa créativité, ouvrant là encore de nombreuses portes aux profils plus humanistes. Nous avons déjà évoqué la rédaction de dialogues pour intelligences artificielles conversationnelles. Mais de manière plus générale, concevoir une expérience utilisateur idéale pour un robot ou un agent conversationnel implique de prendre en compte un certain nombre de variables autour de la relation que celui-ci aura avec ses utilisateurs, ce qui nécessite de faire preuve de créativité, d'empathie et de tact social : autant de compétences dont sont souvent dotés les individus pourvus d'un diplôme en humanité.

« Certains de nos concepteurs de logiciels, d'interface et d'expérience utilisateur ont un profil artistique. Certes, savoir coder est important, mais il est aussi nécessaire de bien comprendre l'usage, en d'autres termes, de s'inspirer de son expérience pour concevoir une solution élégante que les clients trouveront utile », écrit ainsi Michael Litt, cofondateur et CEO de la plateforme de vidéo marketing Vidyard.

Une autre explication au retour en force des humanités repose sur l'impact de l'intelligence artificielle sur le marché du travail. Celui-ci est double. D'une part, l'intelligence artificielle est excellente pour effectuer des tâches ultra-spécialisées et techniques, comme l'illustrent les prouesses d'AlphaGo face aux meilleurs joueurs du monde, ou la capacité d'IBM Watson à battre les radiologues sur leur propre terrain. En outre, intelligence artificielle et progrès techniques avancent à grande vitesse, si bien qu'il est de plus en plus difficile de savoir quelles seront les compétences chéries par les employeurs dans une vingtaine d'années. Ainsi, sur le marché du travail de demain, la clef de l'employabilité ne sera plus de maîtriser à la perfection une compétence technique, mais bien plutôt d'être aussi polyvalent et agile que possible, de disposer d'un socle de connaissances générales et d'être capable d'apprendre et s'adapter en permanence. L'apprentissage des humanités est idéal pour cela.

D'autre part, si l'intelligence artificielle dispose d'une formidable puissance de calcul et s'avère excellente pour corréler d'immenses quantités de données, elle est en revanche totalement dépourvue de qualités humaines comme le sens du relationnel, l'empathie ou la capacité à communiquer efficacement. Ainsi, le meilleur moyen d'assurer son employabilité future est de mettre l'accent sur sa propre humanité, sur ses compétences relationnelles dont les machines sont dépourvues. Et là encore, les humanités sont un terreau des plus fertiles. Dans son livre The Fuzzy and the Techie, l'investisseur Scott Harley, ancien de Google et de Facebook, constate que les barrières à l'entrée pour les emplois techniques sont de plus en plus faibles, affirmant par exemple qu'un programmeur novice peut se charger tout seul d'un projet en récupérant des lignes de code sur Github et en demandant un peu d'aide sur Stack Overflow. Selon lui, se spécialiser sur une compétence technique n'a donc pas beaucoup de sens (d'autant que celle-ci risque de devenir rapidement obsolète), il faut au contraire réactiver l'idéal de l'honnête homme, acquérir un socle de culture générale et apprendre à penser plutôt qu'à faire.

Les profils humanistes « élaboreront une éthique de l'intelligence artificielle, questionneront les biais des algorithmes et apporteront de l'information contextuelle aux lignes de code », écrit-il. « En nous spécialisant à l'extrême, nous perdons de vue l'importance de la passion, de la pensée complexe et de la créativité. Il s'agit des compétences les plus durables, bien davantage que la capacité à coder en Ruby cette année ou en Go l'an prochain. La technologie évolue à la vitesse de la lumière. Comment se préparer ? Notre système éducatif devrait donner aux enfants la passion d'apprendre, car notre système dans son ensemble n'évoluera jamais aussi vite que l'industrie. » Loin de faire passer les arts et les lettres aux oubliettes, l'intelligence artificielle contribue donc à réactiver l'idéal humaniste de la Renaissance.