lundi 8 juin 2015

Thierry Bardy - Bon anniversaire La Fing !

Bon anniversaire La Fing !

La Fondation internet nouvelle génération a été créée il y a 15 ans par Daniel Kaplan, Jacques-François Marchandise et Jean-Michel Cornu. Binaire fait partie des admirateurs et amis de cette fondation. À l’occasion de cet anniversaire, Serge Abiteboul a rencontré Daniel Kaplan délégué général de la Fing.
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Daniel Kaplan , 2009, Wikipédia
Daniel Kaplan , 2009, Wikipédia

Est-ce que tu peux définir la Fing en une phrase ?

Nous avons changé plusieurs fois de manière de définir la Fing, mais celle que je préfère (et vers laquelle nous sommes en train de revenir) est la suivante : « la Fing explore le potentiel transformateur des technologies, quand il est placé entre des millions de mains. »

La Fing a 15 ans, quels ont été selon toi ses plus beaux succès ? Ses échecs ?

Nous avons su produire des idées neuves qui font aujourd'hui leur chemin comme la « ville 2.0 » en 2007 ou le self data (le retour des données personnelles aux gens) à partir de 2012. Nous avons (avec d'autres, bien sûr) joué un rôle déterminant dans le développement des open data et des Fab Labs en France. Nous avons contribué à la naissance de beaux bébés qui ont pris leur indépendance, comme la Cantine (devenue Numa à Paris, mais qui a aussi essaimée ailleurs en France), la 27e Région, InnovAfrica. Internet Actu est devenu un média de référence pour des dizaines de milliers de lecteurs.
Il y a des réussites qui se transforment en déceptions. Le concept d' « espaces numériques de travail » (ENT) dans l'éducation est largement issu de la Fing, mais 13 ans plus tard, il est difficile de s'en vanter quand on voit (à des exceptions près) la pauvreté de ce qu'ils proposent en pratique aux enseignants comme aux élèves. En 2009, avec la « Montre Verte », nous étions les pionniers de la mesure environnementale distribuée, mais nous avons eu tort de poursuivre nous-mêmes le développement de ce concept, parce que nous étions incapables d'en assurer le développement industriel.
Même si nous avons beaucoup de relations à l'international, trop peu de nos projets sont nativement internationaux. La rigidité des financements européens y est pour beaucoup, et il nous faut trouver d'autres moyens de financer de tels projets.
Mais au fond, notre vrai succès, c'est que dans toute une série de domaines, on ne pense plus au lien entre innovation, technologie, mutations économiques et transformations sociales, sans un peu de « Fing inside ». C'est sans doute pourquoi l'Agence nationale de la recherche nous a confiés (en 2010) le pilotage de son Atelier de réflexion prospective sur les « innovations et ruptures dans la société et l'économie numériques », qui a mobilisé le meilleur de la recherche française en sciences humaines et sociales.

Est-ce que vous avez l'intention de changer ?

La Fing a muté à peu près tous les 5 ans et en effet, elle va encore le faire. Parce que le paysage numérique a bougé. Le numérique n’est plus « nouveau » en revanche, le sens de la révolution numérique pose question. Dans le numérique et autour de lui, des communautés nouvelles émergent sans cesse et ne savent pas nécessairement qui nous sommes. D’autres sujets technosociaux montent en importance, par exemple autour du vivant, de la cognition ou bien sûr, de l'environnement. Enfin, les demandes qui s'adressent à nous évoluent. On veut des idées, mais aussi les manières de les mettre en œuvre ou encore, des preuves de concept plus avancées, de la prospective, mais utile à l'action immédiate. Déjà très collaboratif, notre travail doit s'ouvrir encore plus largement et la dimension européenne devient essentielle.

Comment vois-tu le futur d'Internet ?

Comme un grand point d'interrogation ! S'agissant du réseau soi-même, nous avons tenu 20 ans (depuis l'ouverture commerciale de l'internet) en ne changeant rien de fondamental à l'architecture de l'internet, du moins officiellement. D'un côté, c'est un exploit presque incroyable : le réseau a tenu, il s'est adapté à une multiplication par 10 000 du nombre d'utilisateurs et à des usages sans cesse plus divers et plus exigeants. Mais cela a un prix : les évolutions majeures se sont en fait produites « au bord » de l'internet, par exemple dans les réseaux de distribution de contenus (CDN), dans les sous-réseaux des opérateurs (mobiles, distribution vidéo, objets connectés) et bien sur, dans tous les services dits over the top. Les solutions ad hoc se multiplient, les standards de fait sont plus qu'auparavant le produit de purs rapports de force, l'interopérabilité devient problématique (et ce n'est pas toujours fortuit)…
Nous n'échapperons pas à la nécessité de repenser les fondements de l'internet – en fait, ne pas le faire, c'est déjà un choix, celui de favoriser les plus forts. Ce ne sera pas facile, parce que certaines valeurs essentielles que l'internet d'aujourd'hui incorpore comme l'intelligence aux extrémités se sont imposées d'une manière un peu fortuite. Si l'on remet l'ouvrage sur le métier, il ne sera pas si facile de les défendre. Ce sera une discussion mondiale et fondamentalement politique. Lawrence Lessig écrivait Code is Law (le code fait Loi), j'ajouterais : « et l'architecture fait Constitution ». Mais il est vraisemblable qu'elle ne se présentera pas d'emblée sous cette forme, plutôt sous celle de programmes de recherche et d'expérimentations sur les réseaux du futur. La technicité des efforts masquera les choix économiques et politiques, il faudra être vigilant ou, mieux, proactif.

Quelles sont les plus grandes menaces pour Internet, pour le Web ?

D'un côté, l'internet et le web ont « gagné ». L'idée folle selon laquelle un même inter-réseau aurait vocation à connecter tous les humains et tous les objets, se réalise ; du côté des données, des documents et des applications, le cloud et le mobile consacrent la victoire du Web. Mais cette victoire est technique ou logistique, les idéaux fondateurs, eux, s'éloignent.
Il serait naïf de croire que des dispositifs techniques puissent à eux tout seuls amener un monde plus égalitaire, démocratique, collaboratif. Notre raison ne l'a jamais vraiment crû, je suppose. Mais notre cœur, si, et puis tout ce qui allait en ce sens était bon à prendre. Aujourd'hui, les puissances politiques et économiques reprennent la main et le contrôle, parfois pour les meilleures raisons du monde – la sécurité, par exemple.
Le risque majeur, au fond, ce n'est pas Big Brother, ni Little Sister (la surveillance de tous par tous). Il ne faut pas négliger ces risques, mais je crois qu'ils peuvent rester contrôlés. Le vrai risque, c’est la banalisation : que l'internet et le web cessent d'être la nouvelle frontière de notre époque, qu'ils deviennent de pures infrastructures matérielles et logicielles pour distribuer des services et des contenus. Cela arrivera quand la priorité ne sera plus de rendre possible l'émergence de la prochaine application dont on ne sait encore rien, mais d'assurer la meilleure qualité de service possible pour celles que l'on connaît. Nous n'en sommes pas loin.

Est-ce que le Web va continuer à nous surprendre ? Qu'est-ce qui va changer ?

On peut être inquiet et confiant à la fois ! Au quotidien, le web reste l'espace des possibles, celui dont se saisissent de très nombreux innovateurs pour tenter de changer l'ordre des choses – certains avec des finalités totalement commerciales, d'autres à des fins sociales, et beaucoup avec en tête l'un et l'autre. On peut sourire à l'ambition de tous ces jeunes entrepreneurs, sociaux ou non, qui affirment vouloir changer le monde, et en même temps se dire que ça vaut mieux que le contraire.
Ce qui se passe sur le Web, autour de lui, continue en effet de nous surprendre, et ce n'est pas fini. L'essor récent de la consommation collaborative, celui de nouvelles formes de monnaie, la montée en puissance des données (big, open, linked, self, smart, etc.), les disruptions numériques engagées dans la santé ou l'éducation, etc. Il se passe chaque jour quelque chose ! Il y a une sorte de force vitale qui fait aujourd’hui du numérique le pôle d’attraction de millions d’innovateurs et d’entrepreneurs et la source de la transformation d’à peu près tous les secteurs, tous les domaines d’activité humaine, toutes les organisations, tous les territoires.
En revanche, le numérique en général et par conséquent, le web et l'internet, sont de plus en plus questionnés sur ce qu'ils produisent, sur les valeurs qu'incorporent leurs architectures, les intentions derrière leurs applications, les rapports de force qu'encodent leurs plateformes. Dans la dernière édition de notre cycle annuel de prospective, Questions Numériques, nous écrivions : « Le numérique change tout. C'est sa force. Mais il ignore en quoi. C'est sa faiblesse. » La faiblesse de l'apprenti sorcier, qui devient difficilement tolérable quand celui-ci n'a plus de maître.
Je pense que notre prochaine frontière se situe au croisement des deux grandes transitions contemporaines, la transition numérique et la transition écologique. La transition écologique sait formuler son objectif, mais trois décennies après le sommet de Rio, force est de constater qu'elle ne sait pas décrire le chemin pour y arriver. La transition numérique, c'est le contraire : elle sait créer le changement, mais elle en ignore la direction. Chacune a besoin de l'autre. Nous allons chercher à les rapprocher.

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