jeudi 10 décembre 2015

La révolution numérique, jusqu’où  ? - Jean Tirole et Frederic Mazzella













Thierry Bardy, tags : Plate- formisation, economie collabrative, salariat vs travail. 

Frédéric Mazzella et Jean Tirole lauréats du grand prix de l'économie
Le grand prix de l'économie a été remis mardi soir par Emmanuel Macron, ministre de l'Economie, à Frédéric Mazzella (au centre), le président-fondateur de la plate-forme de covoiturage BlaBlaCar, et à Jean Tirole (à droite), le prix Nobel d'économie 2014.

Le jury de la manifestation, organisée par « Les Echos » et Radio Classique en partenariat avec Accuracy, The Boston Consulting Group et Morgan Stanley, a couronné deux personnalités qui incarnent l'excellence, qu'elle soit entrepreneuriale ou académique.

Jean Tirole :
Même si toute révolution technologique fait l’objet de battage médiatique et de revendications exagérées, la révolution digitale n’est pas un effet de mode. Elle a déjà modifié le commerce, la finance, les médias, les transports ou l’hôtellerie. Demain, elle chamboulera l’assurance, la santé, l’énergie, l’éducation…

Frédéric Mazzella : Ce qu’apporte le numérique, c’est la naissance des plates-formes globales d’échange. L’élément déclencheur, à l’image de la machine à vapeur, du pétrole et de l’électricité par le passé, est la mise en réseau des individus à une échelle inédite. Les plates-formes reposent sur trois technologies : les bases de données, les moteurs de recherche et la connectivité. Leur combinaison libère les échanges entre particuliers des obstacles transactionnels historiques (information imparfaite, coûts, distance géographique, etc.), et permet l’émergence de l’économie du partage, qui n’est autre que l’optimisation de ressources privées jusque-là sous-utilisées. L’ampleur de ces ressources et la rapidité avec laquelle ces solutions sont adoptées montrent l’immense bouleversement à venir. Pour les biens physiques, on va de plus en plus privilégier l’usage à la propriété.

F. M. :
Regardez déjà les plates-formes de location de voitures entre particuliers (Drivy, OuiCar), de covoiturage (BlaBlaCar), d’échange d’appartements (HomeExchange, Guest2Guest) ou de location d’appartements à courte durée (Airbnb, Onefinestay, HomeAway). Mais le partage concerne d’autres domaines. La connaissance, avec les MOOC et Wikipédia. Nos contenus, avec les plates-formes de partage de dossiers, de musique, de films. L’argent, avec le « crowdfunding » ou « crowdlending ». Nos réseaux (LinkedIn, Facebook, Twitter) ou le temps, avec des sites qui permettent à chacun de proposer son temps et son savoir-faire. Nous n’en sommes qu’au début !

J. T. :
Le pouvoir d’achat global sera considérablement accru. En revanche, la numérisation de l’économie pourrait aggraver l’inégalité, à la fois au niveau national et entre pays. Les pays émergents verront le modèle qui leur a été si utile pour sortir de la pauvreté remis en question par les robots et l’intelligence artificielle. Dans les pays développés, les innovateurs captent une partie croissante de la valeur ajoutée au détriment du travail et du capital. Aucun emploi n’est à l’abri ; après les emplois codifiables et donc aisément remplaçables par la machine, les professions historiquement stables, comme celles de médecin ou de professeur, seront à leur tour menacées.

J. T. :
La numérisation aura des conséquences favorables en termes d’égalité, car du fait des rendements d’échelle, l’éducation et la médecine de haut niveau pourront être dispensées en masse, mettant, on l’espère, fin à l’inquiétude actuelle sur les limites de notre modèle social devenu trop coûteux. Je ne me prononcerai pas sur le temps libre car il s’agit d’un choix individuel et de société. Nous ne choisirons pas forcément plus de temps libre même si notre revenu horaire plus élevé nous permettrait de le faire, à mode de consommation donné.

F. M. :
Il est important de voir les mécanismes vertueux de ces nouveaux modèles. La mise en réseau des individus permet à chacun d’élargir ses possibilités d’échanges à l’infini. Nos actifs privés sous-utilisés constituent une nouvelle offre à coût marginal très bas, voire nul, disponible pour le plus grand nombre. Et en face, une demande, qui avait un besoin latent non satisfait, se constitue et s’organise. Résultat : nous disposons désormais d’une offre enrichie, plus diverse et plus abordable, et, ce qui est formidable, sans produire plus en proportion. Avec BlaBlaCar, nous répondons au besoin de déplacement croissant et inéluctable des populations sans construire de nouvelles infrastructures ni produire de nouveaux biens. Nous ne faisons qu’optimiser l’existant.

J. T. :
Allons-nous vers une généralisation du statut du travailleur indépendant et vers la disparition de la relation de salariat, comme de nombreux observateurs le prédisent ? Je ne sais pas, mais je parierais plutôt sur un déplacement progressif vers plus de travail indépendant, et en aucun cas sur la disparition du salariat. Accroissement de la part du travail indépendant, car les nouvelles technologies génèrent et rendent disponibles à bas coût des réputations individuelles (le client connaît la fiabilité du chauffeur Uber, alors qu’il ne connaît que la marque Sony et non le travailleur ayant fabriqué le téléviseur). Pour autant, il y a de bonnes raisons pour lesquelles le salariat s’est développé. Les investissements peuvent être trop élevés pour qu’un travailleur ou même un regroupement de travailleurs puissent les faire. L’émiettement des tâches entre plusieurs employeurs peut, lui, être indésirable pour plusieurs raisons. En bref, la relation salariale ne va pas disparaître, mais son importance va diminuer dans un avenir proche.

F. M. :
Cette notion d’ubérisation est assez floue pour moi, car ce mot est vecteur de beaucoup d’amalgames et d’interprétations diverses. Si la question est de savoir si le digital va se diffuser à tous les secteurs, je ne vois pas comment la réponse peut être négative. S’il faut une analogie, je préfère parler de « plate-formisation ». Eh oui, tous les secteurs vont plus ou moins se « plate-formiser » à terme !

J. T. :
Il y a le court et le long terme. Dans le court terme, toute évolution technologique est destructrice d’emplois. Et celle-ci va l’être plus particulièrement. Mais des emplois différents sont créés. A long terme, la bonne façon de poser la question n’est pas de demander s’il restera des emplois. L’histoire, depuis deux siècles, montre que les prévisions sur la disparition des emplois sont toujours démenties. La vraie question est de savoir s’il existera assez d’emplois à des salaires que la société juge appropriés.

F. M. : L’histoire regorge d’exemples de destructions créatrices. Je crois que, une fois encore, nous allons assister à une « disruption créatrice » de bien-être économique. On entend aujourd’hui parler de menaces sur l’emploi, mais on ne voit pas que les créations d’emplois arriveront massivement dans un second temps. Il faut également que le système éducatif et de formation professionnelle s’adapte en conséquence et cela ne peut se faire en un jour. Cela peut vous paraître paradoxal mais nous avons chez BlaBlaCar des postes que nous n’arrivons pas à pourvoir, pour des métiers nouveaux qui n’existaient pas il y a à peine cinq ans.( TB , oui des postes de data scientist cad des Bac +7 , est ce cela l'emploi? )

J. T. : Elle a le capital humain pour être un acteur important de la nouvelle économie. Pour autant, la question est de savoir si la France va créer suffisamment d’emplois pour compenser les pertes, et si elle saura aussi combiner la solidarité avec une nécessaire flexibilité dans la réallocation des emplois à l’intérieur, mais aussi entre entreprises et dans le secteur public. Nos institutions du marché du travail, déjà inadaptées au contexte actuel, le seront encore plus au nouveau contexte. Plus que jamais, il faudra protéger le salarié, pas son emploi. Il est clair que la politique de l’autruche ne peut être une stratégie.

F. M. : L’important est de construire un écosystème favorable. Malgré un retard à l’allumage, la France est en train de se structurer en ce sens. Les mauvaises nouvelles voyagent plus vite que les bonnes et, comme nous sommes les champions de l’autocritique en France, notre écosystème n’est pas reconnu à sa juste valeur à l’international. C’est la raison pour laquelle nous avons initié le mouvement #ReviensLéon avec une quinzaine d’entrepreneurs français de la Tech. Pour dire haut et fort que la France a changé, que nous avons maintenant des start-up et scale-up à portée globale, afin d’attirer des talents internationaux.

J. T. : La grande entreprise verticale n’est pas forcément ringarde, mais il me semble que son importance va diminuer. L’innovation, qui est au cœur de la nouvelle économie, requiert souvent un apport en capital limité, mais par contre une grande liberté et la certitude que les recherches ne seront pas interrompues car elles menacent les activités existantes de l’entreprise. Les médicaments, avec une innovation par des entreprises de biotech et le restant de la chaîne de valeur accompli par de plus grosses entreprises pharmaceutiques ayant des talents différents, fournissent un exemple d’organisation de plus en plus fréquent.

F. M. : Il ne faut pas tomber dans la caricature : de nombreuses grandes entreprises ont réussi à adapter leur organisation au numérique. Après, il est clair que les nouvelles générations ultra-informées et autonomes ne sont pas forcément attirées par une hiérarchie forte. Notre nouvelle génération semble moins en quête d’un travail que d’une raison d’être.

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