Thierry Bardy - Tags: famille, écrans TV, relation échanges ...
Après les relations 2.0, thème traité lors de la 1ère table
ronde, le Digital Society Forum s'est penché sur celui de «la famille
connectée». Le 10 juillet 2013, la deuxième table ronde a réuni, autour de Christine Albanel, Directrice
Exécutive Événements d’Orange, Partenariats culturels et institutionnels et
Solidarité, Vivek Badrinath,
directeur général adjoint, innovation, technologie et expérience client et Brigitte Dumont, directrice de la
responsabilité sociale : Stefana
Broadbent, anthropologue, Michelle
Gilbert, directrice de la communication de Facebook France, Daniel Kaplan, cofondateur et délégué
général de la Fing, Anne-Sylvie
Pharabod, sociologue Orange Labs, Etienne Thierry, journaliste venu
faire part d’une expérience de blog et Serge Tisseron, psychiatre et
psychanalyste, corédacteur du rapport de l’Académie des Sciences L’enfant et les
écrans.
Animé par Arnaud de Saint Simon, directeur du groupe Psychologies, le débat s’est déroulé autour de trois thèmes : « l’organisation des écrans dans la vie de la famille», «l’éducation» et «la dynamisation des échanges au sein de la famille élargie».
Animé par Arnaud de Saint Simon, directeur du groupe Psychologies, le débat s’est déroulé autour de trois thèmes : « l’organisation des écrans dans la vie de la famille», «l’éducation» et «la dynamisation des échanges au sein de la famille élargie».
Le débat s’est déroulé autour de trois thèmes :
«
l’organisation des écrans dans la vie de la famille», «l’éducation» et «la
dynamisation des échanges au sein de la famille élargie»
En préambule et en écho à l’interview donnée par François de Singly pour le
Digital Society Forum, Anne-Sylvie Pharabod pointe les principales mutations de
la famille contemporaine marquée, à la fin des années 60, par la fin de
l’autorité patriarcale et, à partir de 1970, par le partage de l’autorité
parentale entre les deux conjoints. L’émancipation des femmes introduit une
force au sein des familles : la reconnaissance, pour chaque membre du foyer,
d’une dynamique personnelle et d’une vie extérieure. Cette authenticité des
rapports interpersonnels entraîne de facto une fragilisation des liens conjugaux
et une centralisation sur le lien aux enfants. Ces mutations ont été ensuite
amplifiées par l’arrivée, en deux phases, du numérique : dans les années 90,
l’individualisation des terminaux avec notamment le téléphone mobile, puis, dans
les années 2000, la déterritorialisation des connexions et la
multifonctionnalité des outils entraînant une opacité de la vie personnelle
menée au sein du foyer. Les sociologues qui se sont penchés sur la question
montrent que les outils deviennent alors un prolongement du mode de relation :
les couples fusionnels fusionnent plus, les couples indépendants sont plus
indépendants et les foyers où l’on surveille beaucoup, surveillent encore
plus…
Cette mutation de la famille contemporaine est également marquée par la baisse du temps collectif. En revanche, la famille est devenue élective et les outils numériques nourrissent ces moments de complicité. Cela dit, un chiffre important est à retenir : en France, 33% des foyers est composé d’une seule personne, 33% de deux personnes, 33% de trois personnes et plus. Ce qui signifie qu’un nombre important de personnes sont concernées par des liens forts qui ne se vivent pas à l’intérieur d’un foyer.
Enfin, il faut noter une autre tendance forte, celle de la désynchronisation des temps sociaux : les emplois du temps sont de moins en moins alignés notamment dans les familles les plus démunies, travaillant davantage en temps partiels. Les outils servent alors à y palier.
Stefana Broadbent
« Avant, avec la télévision, c’était une lutte autour des contenus ; maintenant c’est une lutte autour de l’attention. Se donner de l’attention est un élément essentiel de l’équilibre social et par conséquent un point de conflit très fort. Je me suis intéressée à la constitution des espaces à l’intérieur de la maison, et, si on regarde leur évolution, on observe que la maison s’est vidée peu à peu de toutes les activités de travail, hormis le travail social qui est de donner de l’attention à l’autre. On a donc créé des espaces, des canapés… pour se donner de l’attention mutuellement, dans lesquels sont arrivés les outils numériques, ce qui a créé une tension entre l’attention et l’individualisation.
On voit aussi que l’espace de loisir – qui se joue de plus en plus dans le virtuel - devient l’espace de la maison parce que fondamentalement on ne peut pas s’y permettre autre chose. À la question : comment se fait-il que ce sont les personnes les moins privilégiées qui ont les écrans les plus grands ?, on ne peut que répondre : parce que la seule chose qu’ils font c’est précisément de rester à la maison ! » Du coup, la scission qu’on observera dans quelques années s’établira entre authenticité et virtuel, entre les personnes qui pourront avoir une expérience directe de la musique par exemple et ceux qui n’en auront que l’accès digital. L’authenticité va devenir un luxe. »
Vivek Badrinath
« Nous parlons en fait de la simultanéité : tout le monde, réuni dans un même lieu, fait la même chose dans le même temps. Ces trois dimensions, les outils numériques les séparent et créent trois dislocations : la désynchronisation, la dislocation de l’espace, et l’unicité des contenus : on peut être côte à côte à faire des choses différentes tout en ayant l’impression de partager un moment.
Par ailleurs, les technologies ont créé une intensification de la qualité de l’image et de l’expérience. On l’a vu notamment en entreprise avec la visioconférence. Elle est passée d’un gadget d’entreprise pendant des années à un vecteur de renforcement de l’intensité d’échanges. »
Serge Tisseron
« Dans l’ancien temps, on se réunissait pour essayer de créer les conditions d’être bien ensemble ; maintenant, c’est parce qu’on est bien ensemble qu’on se met dans la même pièce pour faire chacun des activités différentes. Cependant, dans les familles où les relations sont tendues, les technologies vont au contraire encourager l’isolement. Les outils numériques sont donc des accélérateurs de particularité : si vous vous entendez bien, vous allez multiplier les occasions d’être ensemble, si vous ne vous entendez pas bien, vous allez multiplier les occasions de ne pas être ensemble.
Par ailleurs, sur la question du patriarcat, il faut comprendre que les petits enfants d’aujourd’hui ont affaire à des parents qui admirent ce qu’ils ne savent pas faire. Du coup, les enfants grandissent avec l’impression qu’ils auraient des compétences que leurs parents n’ont pas, ce qui a des conséquences très importantes sur l’autorité : les enfants construisent la relation à l’adulte sur le modèle qui n’est plus de soumission à l’autorité, mais de domaines d’autorité. Ce qui a des répercussions dans le domaine de la construction de la subjectivité. Le fait que beaucoup de jeunes fondent leur entreprises est le signe que les angoisses œdipiennes – c’est-à-dire les difficultés à pouvoir penser qu’on pourrait faire mieux que le parent et notamment mieux que le père –sont très réduites aujourd’hui par rapport à ce qu’elle était par le passé. De plus, dans la mesure où Internet multiplie les figures identificatoires, les enfants ne grandissent plus avec des parents modèle masculin/modèle féminin. Cela dit, je ne pense pas que les enfants aient plus de compétences sur les technologies numériques mais ils ont une curiosité décomplexée qui les conduits à s’y engager beaucoup plus facilement. »
Serge Tisseron
L’inquiétude des parents paraît exploser au moment de la préadolescence et de l’adolescence davantage vis à vis des jeux vidéo que des réseaux sociaux, ceux-ci induisant une relation. Ils craignent une addiction, un mot actuellement considéré comme très impropre pour définir la surconsommation d’écrans. Fréquemment, le basculement d’un jeune dans le jeu excessif correspond à de grands moments de crise familiale, un décès, l’annonce de la séparation des parents, une déception amoureuse ou des situations de harcèlement scolaire.
Mais souvent les parents ne font pas de relation entre la manière dont leur enfant tout petit a consommé les médias numériques, et la façon dont il a évolué. Toute la difficulté sera de leur expliquer qu’il sera très difficile de réguler le temps d’écran d’un enfant de 14 ans qui a eu la télévision dans sa chambre à 4 ans et un ordinateur relié à Internet à 8 ans. D’où la campagne « 3, 6, 9, 12 » qui sera lancée à l’automne, qui, en fonction de chaque tranche d’âge explique ce dont l’enfant a besoin et donne des conseils spécifiques et généraux : à tout âge, limiter le temps d’écran, surveiller et veiller à la qualité des programmes, discuter avec l’enfant de ce qu’ils regardent, chacun. On profite encore mieux des technologies numériques quand elles sont introduites au bon moment, et notamment après qu’un certain nombre de repères aient été acquis par l’enfant (spatiaux, temporels, culturels). Les ados qui sont perdus dans Internet, qui sont ultra dépendants du téléphone mobile n’ont pas ces repères ; les écrans sont pour eux un éternel présent.
C’est important de donner des conseils parce que les gens sentent bien qu’il y a trop d’écrans dans leur vie, mais ils ne voient pas comment résoudre ce problème. D’autant plus que beaucoup sont en surconsommation d’écrans pour échapper à des questions angoissantes : des souffrances de la vie quotidienne, l’angoisse du chômage, la précarité, etc.
Michelle Gilbert
« Pour Facebook, la pédagogie est vraiment une priorité. Avant tout, les enfants ne peuvent s’y inscrire qu’à partir de 13 ans et, de plus, Facebook a instauré des paramètres de sécurité de 13 à 18 ans. D’où l’importance d’indiquer son âge quand on s’inscrit.
C’est aussi la responsabilité de Facebook d’accompagner les parents, les enfants et les enseignants : nous avons mis sur le site des consignes et faisons des campagnes publicitaires pour promouvoir ces contenus. Mais je pense que c’est en travaillant les uns avec les autres et avec les experts que nous pourrons montrer la bonne utilisation de nos outils, comme partager les tableaux du Louvre avec n’importe qui, n’importe où et à n’importe quel moment, composer une chanson en créant un groupe constitué de personnes de pays différents, faire un journal de bord pour un enseignant en classe de mer… »
Stefana Broadbent
« Ce que nous constatons c’est une espèce de stéréotypisation des genres de communication – toutes les images se ressemblent, tout se ressemble – et ça va très vite.. Je pense qu’un certain genre de communications sur Facebook est peut-être davantage établi pour une population plus âgée, qui a plus à partager, qui veut partager des contenus et pas seulement des images de soi. C’est, avec la succession des générations – on n’a pas envie d’être sur le même réseau social que ses parents – ce qui explique la poussée d’autres réseaux sociaux comme Instagram. »
Anne-Sylvie Pharabod
« Les outils permettent un continuum de la vie familiale entre les enfants et les parents séparés. Pour l’instant, il y a très peu d’études sur l’accompagnement éducatif d’un enfant partagé entre deux résidences, qui indiqueraient si des usages particuliers d’espaces communs hors des foyers ou pas se mettent en place et quelles sont les possibilités du numérique de maintenir des liens. Cependant, comme le rappelle François de Singly, aujourd’hui, pour un adolescent, ne plus avoir sa chambre n’est pas si grave à partir du moment où il a ses outils numériques. »
Stefana Broadbent
« De nombreuses études de familles transnationales ont permis d’observer que l’un des changements les plus importants de ces dernières années c’est Skype et la possibilité de maintenir un contact quotidien et très fort avec des enfants qu’on a laissés au pays pendant trois, quatre ou cinq ans. Il y a une illusion d’intimité très idéalisée, et tout d’un coup, quand ils se retrouvent, des questions de contrôle et d’autorité se posent. Cela s’accompagne souvent d’un phénomène qu’on oublie qui est le rôle de l’enfant qui reçoit de l’argent et qui perd ce « rôle économique » dès qu’il retrouve ses parents. Je trouve que ces cas d’éloignement extrêmes sont très importants pour comprendre les cas d’éloignement partagés. »
Serge Tisseron
« Toutes proportions gardées, c’est quelque chose qu’on a connu dans le passé avec les longues correspondances épistolaires. La littérature est pleine de gens qui communiquent longtemps par lettre et, quand ils se retrouvent, n’ont rien à se dire parce qu’ils ne correspondent pas du tout à l’image qu’ils ont l’un de l’autre… Internet et Skype permettent de communiquer très facilement mais dans une façon qui est de se conforter dans la représentation qu’on a de l’autre. Ce qui va demander de la souplesse psychique au moment de la rencontre réelle. »
Etienne Thierry
« Je peux témoigner de la manière dont Internet, et plus précisément la création d’un blog, a participé au dévoilement de l’intimité. J’ai une petite fille, mon premier enfant, qui est arrivée le 29 mars avec deux mois et demi d’avance. L’histoire se termine bien, mais les premiers jours, on ne savait pas si ma compagne allait s’en sortir. Les cinq-six premiers jours ont été assez compliqués à vivre sur le plan émotionnel car nous devions aussi rassurer la famille et les amis. On avait deux journées en une, l’autre commençant à partir de 18 h avec des appels où nous réexpliquions à chaque fois les choses. De plus, les gens avaient besoin qu’on les rassure, ce qui était totalement impossible puisque les médecins ne nous rassuraient pas. C’était très fatiguant nerveusement. Heureusement, la psychologue du service de néonatalogie nous a dit de trouver des relais familiaux ou amicaux. J’ai donc créé un blog non pas sur Facebook pour ne pas mélanger tous mes cercles d’amis, mais sur Tumblr avec un mot de passe. Nous nous sommes servis de cette médiation pour informer la famille et surtout la tenir à distance. Nous avons aussi choisi de ne pas publier leurs messages de sympathie et de ne publier que nos deux billets quotidiens. Mais la pression familiale perdurait : quand nous ne publions qu’un billet, les gens s’inquiétaient et nous appelaient, c’était très compliqué. Et puis on s’est aperçus que les photos et les vidéos marchaient mieux, je regardais les statistiques du blog pour voir quel était le meilleur moment pour diffuser. Au bout d’un certain temps, ce blog est devenu une contrainte. On a fini par l’arrêter le jour où ma fille est sortie du service de néonatologie le 31 mai : il fallait retrouver une vie ordinaire et une intimité. »
Stefana Broadbent
« Se pose aussi la question de l’intrusion de la vie privée au bureau. Tout a commencé il y a quelques années avec un panel autour des effets néfastes du Blackberry. Dans mes études, je constatais qu’il y avait énormément de communications personnelles au bureau : la journée était ponctuée d’échanges fondamentaux dans la routinisation du temps. Je constatais aussi les différentes réactions des entreprises en fonction des niveaux hiérarchiques : plus une personne avait un poste avec une autonomie de projet et de travail, plus elle avait accès à la panoplie Facebook/téléphone mobile ; et plus on descendait dans la hiérarchie, plus le contrôle apparaissait. Mais les gens trouvent de solutions : ils téléphonent aux toilettes ou disent qu’ils vont fumer alors qu’ils sortent pour téléphoner. Ces communications sont très brèves et ont lieu dans la sphère la plus intime. Elles ont aussi une fonction de ritualisation : elles viennent marquer des instants de pause et permettent alors de récupérer, ou, à la fin de la journée, permettent de passer du statut de « travailleuse » à « mère de famille » par exemple. Cela dit, ce surinvestissement des liens forts permet de se rassurer, de gérer son angoisse. »
Daniel Kaplan
« Notre discussion a lieu un mois après le débat sur le mariage pour tous, ce qui nous indique qu’a minima, nous ne sommes pas débarrassé de la famille, ni comme mythologie, ni comme aspiration. Le numérique n’a pas détruit la famille, il a appuyé des transformations attendues, engagées depuis longtemps.
Cette discussion m’a permis de pointer plusieurs questions : celle de l’apprentissage, bien sûr, mais aussi, pour un opérateur, celle du principe qu’un écran se consomme. Toute l’histoire de l’usage de l’Internet montre que c’est loin d’être vrai, mais il faut rappeler régulièrement aux grands acteurs des réseaux que leur métier de référence n’est pas la communication mais les médias. Et je pense qu’il est plus important de travailler sur la valorisation de la création et de la production plutôt que d’être juste là pour dire ce qu’il ne faut pas faire.
Autre question importante, celle de l’attention à l’autre. Ce sujet de responsabilité pour un opérateur qui invite les gens à communiquer entre eux pose la question suivante : à partir de quel moment commence-t-on à nuire de manière grave à l’attention à l’autre ? Car il y a un authentique conflit d’intérêt entre les métiers concernant les contenus et ceux concernant le contact : c’est le même temps qui est sollicité de la part des uns et des autres et peut-être qu’à un moment il faut « prendre parti ».
Une autre question invite à réfléchir – y compris du point de vue de l’offre et des technologies – sur l’avenir des réseaux sociaux. Je pense que la concentration autour de Facebook n’aura qu’un temps, et, si je me place du point de vue d’Orange, j’ai intérêt à ce que le réseau social soit le web, et pas seulement la plateforme Facebook avec laquelle je perds de la valeur et de la richesse relationnelle.
Enfin, on a beaucoup parlé d’écrans, mais, avec l’Internet des objets par exemple, Internet sort de l’écran. D’où la question d’un monde réel qui commence à adopter des comportements un peu mystérieux, magiques, et de notre capacité à devenir compétents dans cette magie. »
Cette mutation de la famille contemporaine est également marquée par la baisse du temps collectif. En revanche, la famille est devenue élective et les outils numériques nourrissent ces moments de complicité. Cela dit, un chiffre important est à retenir : en France, 33% des foyers est composé d’une seule personne, 33% de deux personnes, 33% de trois personnes et plus. Ce qui signifie qu’un nombre important de personnes sont concernées par des liens forts qui ne se vivent pas à l’intérieur d’un foyer.
Enfin, il faut noter une autre tendance forte, celle de la désynchronisation des temps sociaux : les emplois du temps sont de moins en moins alignés notamment dans les familles les plus démunies, travaillant davantage en temps partiels. Les outils servent alors à y palier.
L’ORGANISATION DES ÉCRANS DANS LA VIE DE LA FAMILLE
Stefana Broadbent
« Avant, avec la télévision, c’était une lutte autour des contenus ; maintenant c’est une lutte autour de l’attention. Se donner de l’attention est un élément essentiel de l’équilibre social et par conséquent un point de conflit très fort. Je me suis intéressée à la constitution des espaces à l’intérieur de la maison, et, si on regarde leur évolution, on observe que la maison s’est vidée peu à peu de toutes les activités de travail, hormis le travail social qui est de donner de l’attention à l’autre. On a donc créé des espaces, des canapés… pour se donner de l’attention mutuellement, dans lesquels sont arrivés les outils numériques, ce qui a créé une tension entre l’attention et l’individualisation.
On voit aussi que l’espace de loisir – qui se joue de plus en plus dans le virtuel - devient l’espace de la maison parce que fondamentalement on ne peut pas s’y permettre autre chose. À la question : comment se fait-il que ce sont les personnes les moins privilégiées qui ont les écrans les plus grands ?, on ne peut que répondre : parce que la seule chose qu’ils font c’est précisément de rester à la maison ! » Du coup, la scission qu’on observera dans quelques années s’établira entre authenticité et virtuel, entre les personnes qui pourront avoir une expérience directe de la musique par exemple et ceux qui n’en auront que l’accès digital. L’authenticité va devenir un luxe. »
Vivek Badrinath
« Nous parlons en fait de la simultanéité : tout le monde, réuni dans un même lieu, fait la même chose dans le même temps. Ces trois dimensions, les outils numériques les séparent et créent trois dislocations : la désynchronisation, la dislocation de l’espace, et l’unicité des contenus : on peut être côte à côte à faire des choses différentes tout en ayant l’impression de partager un moment.
Par ailleurs, les technologies ont créé une intensification de la qualité de l’image et de l’expérience. On l’a vu notamment en entreprise avec la visioconférence. Elle est passée d’un gadget d’entreprise pendant des années à un vecteur de renforcement de l’intensité d’échanges. »
Serge Tisseron
« Dans l’ancien temps, on se réunissait pour essayer de créer les conditions d’être bien ensemble ; maintenant, c’est parce qu’on est bien ensemble qu’on se met dans la même pièce pour faire chacun des activités différentes. Cependant, dans les familles où les relations sont tendues, les technologies vont au contraire encourager l’isolement. Les outils numériques sont donc des accélérateurs de particularité : si vous vous entendez bien, vous allez multiplier les occasions d’être ensemble, si vous ne vous entendez pas bien, vous allez multiplier les occasions de ne pas être ensemble.
Par ailleurs, sur la question du patriarcat, il faut comprendre que les petits enfants d’aujourd’hui ont affaire à des parents qui admirent ce qu’ils ne savent pas faire. Du coup, les enfants grandissent avec l’impression qu’ils auraient des compétences que leurs parents n’ont pas, ce qui a des conséquences très importantes sur l’autorité : les enfants construisent la relation à l’adulte sur le modèle qui n’est plus de soumission à l’autorité, mais de domaines d’autorité. Ce qui a des répercussions dans le domaine de la construction de la subjectivité. Le fait que beaucoup de jeunes fondent leur entreprises est le signe que les angoisses œdipiennes – c’est-à-dire les difficultés à pouvoir penser qu’on pourrait faire mieux que le parent et notamment mieux que le père –sont très réduites aujourd’hui par rapport à ce qu’elle était par le passé. De plus, dans la mesure où Internet multiplie les figures identificatoires, les enfants ne grandissent plus avec des parents modèle masculin/modèle féminin. Cela dit, je ne pense pas que les enfants aient plus de compétences sur les technologies numériques mais ils ont une curiosité décomplexée qui les conduits à s’y engager beaucoup plus facilement. »
L’ÉDUCATION
Serge Tisseron
L’inquiétude des parents paraît exploser au moment de la préadolescence et de l’adolescence davantage vis à vis des jeux vidéo que des réseaux sociaux, ceux-ci induisant une relation. Ils craignent une addiction, un mot actuellement considéré comme très impropre pour définir la surconsommation d’écrans. Fréquemment, le basculement d’un jeune dans le jeu excessif correspond à de grands moments de crise familiale, un décès, l’annonce de la séparation des parents, une déception amoureuse ou des situations de harcèlement scolaire.
Mais souvent les parents ne font pas de relation entre la manière dont leur enfant tout petit a consommé les médias numériques, et la façon dont il a évolué. Toute la difficulté sera de leur expliquer qu’il sera très difficile de réguler le temps d’écran d’un enfant de 14 ans qui a eu la télévision dans sa chambre à 4 ans et un ordinateur relié à Internet à 8 ans. D’où la campagne « 3, 6, 9, 12 » qui sera lancée à l’automne, qui, en fonction de chaque tranche d’âge explique ce dont l’enfant a besoin et donne des conseils spécifiques et généraux : à tout âge, limiter le temps d’écran, surveiller et veiller à la qualité des programmes, discuter avec l’enfant de ce qu’ils regardent, chacun. On profite encore mieux des technologies numériques quand elles sont introduites au bon moment, et notamment après qu’un certain nombre de repères aient été acquis par l’enfant (spatiaux, temporels, culturels). Les ados qui sont perdus dans Internet, qui sont ultra dépendants du téléphone mobile n’ont pas ces repères ; les écrans sont pour eux un éternel présent.
C’est important de donner des conseils parce que les gens sentent bien qu’il y a trop d’écrans dans leur vie, mais ils ne voient pas comment résoudre ce problème. D’autant plus que beaucoup sont en surconsommation d’écrans pour échapper à des questions angoissantes : des souffrances de la vie quotidienne, l’angoisse du chômage, la précarité, etc.
Michelle Gilbert
« Pour Facebook, la pédagogie est vraiment une priorité. Avant tout, les enfants ne peuvent s’y inscrire qu’à partir de 13 ans et, de plus, Facebook a instauré des paramètres de sécurité de 13 à 18 ans. D’où l’importance d’indiquer son âge quand on s’inscrit.
C’est aussi la responsabilité de Facebook d’accompagner les parents, les enfants et les enseignants : nous avons mis sur le site des consignes et faisons des campagnes publicitaires pour promouvoir ces contenus. Mais je pense que c’est en travaillant les uns avec les autres et avec les experts que nous pourrons montrer la bonne utilisation de nos outils, comme partager les tableaux du Louvre avec n’importe qui, n’importe où et à n’importe quel moment, composer une chanson en créant un groupe constitué de personnes de pays différents, faire un journal de bord pour un enseignant en classe de mer… »
Stefana Broadbent
« Ce que nous constatons c’est une espèce de stéréotypisation des genres de communication – toutes les images se ressemblent, tout se ressemble – et ça va très vite.. Je pense qu’un certain genre de communications sur Facebook est peut-être davantage établi pour une population plus âgée, qui a plus à partager, qui veut partager des contenus et pas seulement des images de soi. C’est, avec la succession des générations – on n’a pas envie d’être sur le même réseau social que ses parents – ce qui explique la poussée d’autres réseaux sociaux comme Instagram. »
LA DYNAMISATION DES ÉCHANGES
Anne-Sylvie Pharabod
« Les outils permettent un continuum de la vie familiale entre les enfants et les parents séparés. Pour l’instant, il y a très peu d’études sur l’accompagnement éducatif d’un enfant partagé entre deux résidences, qui indiqueraient si des usages particuliers d’espaces communs hors des foyers ou pas se mettent en place et quelles sont les possibilités du numérique de maintenir des liens. Cependant, comme le rappelle François de Singly, aujourd’hui, pour un adolescent, ne plus avoir sa chambre n’est pas si grave à partir du moment où il a ses outils numériques. »
Stefana Broadbent
« De nombreuses études de familles transnationales ont permis d’observer que l’un des changements les plus importants de ces dernières années c’est Skype et la possibilité de maintenir un contact quotidien et très fort avec des enfants qu’on a laissés au pays pendant trois, quatre ou cinq ans. Il y a une illusion d’intimité très idéalisée, et tout d’un coup, quand ils se retrouvent, des questions de contrôle et d’autorité se posent. Cela s’accompagne souvent d’un phénomène qu’on oublie qui est le rôle de l’enfant qui reçoit de l’argent et qui perd ce « rôle économique » dès qu’il retrouve ses parents. Je trouve que ces cas d’éloignement extrêmes sont très importants pour comprendre les cas d’éloignement partagés. »
Serge Tisseron
« Toutes proportions gardées, c’est quelque chose qu’on a connu dans le passé avec les longues correspondances épistolaires. La littérature est pleine de gens qui communiquent longtemps par lettre et, quand ils se retrouvent, n’ont rien à se dire parce qu’ils ne correspondent pas du tout à l’image qu’ils ont l’un de l’autre… Internet et Skype permettent de communiquer très facilement mais dans une façon qui est de se conforter dans la représentation qu’on a de l’autre. Ce qui va demander de la souplesse psychique au moment de la rencontre réelle. »
Etienne Thierry
« Je peux témoigner de la manière dont Internet, et plus précisément la création d’un blog, a participé au dévoilement de l’intimité. J’ai une petite fille, mon premier enfant, qui est arrivée le 29 mars avec deux mois et demi d’avance. L’histoire se termine bien, mais les premiers jours, on ne savait pas si ma compagne allait s’en sortir. Les cinq-six premiers jours ont été assez compliqués à vivre sur le plan émotionnel car nous devions aussi rassurer la famille et les amis. On avait deux journées en une, l’autre commençant à partir de 18 h avec des appels où nous réexpliquions à chaque fois les choses. De plus, les gens avaient besoin qu’on les rassure, ce qui était totalement impossible puisque les médecins ne nous rassuraient pas. C’était très fatiguant nerveusement. Heureusement, la psychologue du service de néonatalogie nous a dit de trouver des relais familiaux ou amicaux. J’ai donc créé un blog non pas sur Facebook pour ne pas mélanger tous mes cercles d’amis, mais sur Tumblr avec un mot de passe. Nous nous sommes servis de cette médiation pour informer la famille et surtout la tenir à distance. Nous avons aussi choisi de ne pas publier leurs messages de sympathie et de ne publier que nos deux billets quotidiens. Mais la pression familiale perdurait : quand nous ne publions qu’un billet, les gens s’inquiétaient et nous appelaient, c’était très compliqué. Et puis on s’est aperçus que les photos et les vidéos marchaient mieux, je regardais les statistiques du blog pour voir quel était le meilleur moment pour diffuser. Au bout d’un certain temps, ce blog est devenu une contrainte. On a fini par l’arrêter le jour où ma fille est sortie du service de néonatologie le 31 mai : il fallait retrouver une vie ordinaire et une intimité. »
Stefana Broadbent
« Se pose aussi la question de l’intrusion de la vie privée au bureau. Tout a commencé il y a quelques années avec un panel autour des effets néfastes du Blackberry. Dans mes études, je constatais qu’il y avait énormément de communications personnelles au bureau : la journée était ponctuée d’échanges fondamentaux dans la routinisation du temps. Je constatais aussi les différentes réactions des entreprises en fonction des niveaux hiérarchiques : plus une personne avait un poste avec une autonomie de projet et de travail, plus elle avait accès à la panoplie Facebook/téléphone mobile ; et plus on descendait dans la hiérarchie, plus le contrôle apparaissait. Mais les gens trouvent de solutions : ils téléphonent aux toilettes ou disent qu’ils vont fumer alors qu’ils sortent pour téléphoner. Ces communications sont très brèves et ont lieu dans la sphère la plus intime. Elles ont aussi une fonction de ritualisation : elles viennent marquer des instants de pause et permettent alors de récupérer, ou, à la fin de la journée, permettent de passer du statut de « travailleuse » à « mère de famille » par exemple. Cela dit, ce surinvestissement des liens forts permet de se rassurer, de gérer son angoisse. »
Daniel Kaplan
« Notre discussion a lieu un mois après le débat sur le mariage pour tous, ce qui nous indique qu’a minima, nous ne sommes pas débarrassé de la famille, ni comme mythologie, ni comme aspiration. Le numérique n’a pas détruit la famille, il a appuyé des transformations attendues, engagées depuis longtemps.
Cette discussion m’a permis de pointer plusieurs questions : celle de l’apprentissage, bien sûr, mais aussi, pour un opérateur, celle du principe qu’un écran se consomme. Toute l’histoire de l’usage de l’Internet montre que c’est loin d’être vrai, mais il faut rappeler régulièrement aux grands acteurs des réseaux que leur métier de référence n’est pas la communication mais les médias. Et je pense qu’il est plus important de travailler sur la valorisation de la création et de la production plutôt que d’être juste là pour dire ce qu’il ne faut pas faire.
Autre question importante, celle de l’attention à l’autre. Ce sujet de responsabilité pour un opérateur qui invite les gens à communiquer entre eux pose la question suivante : à partir de quel moment commence-t-on à nuire de manière grave à l’attention à l’autre ? Car il y a un authentique conflit d’intérêt entre les métiers concernant les contenus et ceux concernant le contact : c’est le même temps qui est sollicité de la part des uns et des autres et peut-être qu’à un moment il faut « prendre parti ».
Une autre question invite à réfléchir – y compris du point de vue de l’offre et des technologies – sur l’avenir des réseaux sociaux. Je pense que la concentration autour de Facebook n’aura qu’un temps, et, si je me place du point de vue d’Orange, j’ai intérêt à ce que le réseau social soit le web, et pas seulement la plateforme Facebook avec laquelle je perds de la valeur et de la richesse relationnelle.
Enfin, on a beaucoup parlé d’écrans, mais, avec l’Internet des objets par exemple, Internet sort de l’écran. D’où la question d’un monde réel qui commence à adopter des comportements un peu mystérieux, magiques, et de notre capacité à devenir compétents dans cette magie. »
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