lundi 24 février 2014

Quelle stratégie pour systématiser l'innovation ?


Thierry Bardy -  tags :Dominique Vellin, strategie d'innovation , management innovation 

Innover, est-ce prendre tous les risques ? Comment un entrepreneur peut-il construire une stratégie d'innovation tout à la fois pertinente et mesurée ? Les points-clés d'une démarche globale d'innovation via le cas concret d'une start-up, Avanti, qui s'est inspirée d'une grande entreprise.



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Crédits photo : shutterstock

Au niveau des territoires comme à celui des entreprises, en Europe, les ressources consacrées à l'innovation se sont fortement accrues au cours des dernières décennies. Elles ont atteint un niveau très élevé, comme en témoignent par exemple les chiffres des dépenses de R&D dans les pays de l'Union Européennes, celles des subventions fiscales accordées au titre du Crédit Impôt Recherche en France ou encore la dotation initiale du Plan Investissement d'Avenir (35 milliards !).


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Et pour cause : on assiste aujourd'hui à l'avènement d'un capitalisme de l'innovation intensive. Dans nos sociétés de satiété, pour qu'un consommateur achète autre chose que des commodités produites dans des pays à bas salaires, il faut inventer en permanence des produits dotés de fonctionnalités nouvelles et fortement attractives. Accéder aux marchés des pays en développement implique également d'innover pour s'adapter à leurs cultures et à leurs besoins spécifiques. On ne peut se contenter de vendre aux Indiens des produits d'assurance ou des automobiles qui seraient des versions dépouillées des modèles occidentaux. Ce qui a changé, ce sont aussi les formidables opportunités qu'ouvre la troisième vague de révolution industrielle, les nouveaux enjeux sociétaux (développement durable, « silver économie », etc.), les rythmes de la concurrence par l'innovation, les exigences et la sophistication des clients, la versatilité de l'identité des produits et des marchés (qu'incarne le smartphone : s'agit-il d'un téléphone ? d'un assistant personnel ? d'un appareil photo ? d'un GPS ?) ou encore l'arrivée surprenante de compétiteurs innovants (qu'illustre le cas du Vélib', (ré)inventé par un spécialiste de l'affichage publicitaire).
Dans ce contexte, une source fondamentale du développement des entreprises et des territoires se trouve dans les stratégies de gestion de la conception innovante. Il ne s'agit pas d'être capable de réussir un projet d'innovation ponctuel, mais de développer des capacités collectives à recréer de façon répétée des sources de valeur (produits, brevets, concepts, modèles économiques, valeurs environnementales et sociales, etc.) et des compétences (connaissances, savoir-faire, procédés, métiers, etc.) inédites.
Mais comment inventer, expérimenter et diffuser des modèles de management pertinents pour gérer la conception innovante dans un capitalisme de l'innovation intensive ? Pour cela, la recherche en gestion de l'innovation peut apporter une contribution précieuse, et mérite qu'on y accorde une priorité stratégique et des investissements à la hauteur des enjeux associés. L'extraordinaire expérience de Vincent Chapel, en constitue une très bonne illustration.

La puissance d'un modèle d'« organisation orientée conception »

Cette histoire commence au milieu des années 1990. Vincent Chapel débute à cette époque une thèse en gestion de l'innovation à l'Ecoles des Mines de Paris (actuellement Mines ParisTech). Pour la réaliser, il se tourne vers Téfal. Cette entreprise possède alors, en effet, des caractéristiques à la fois remarquables et étonnantes :
• Elle a derrière elle plusieurs décennies de croissance forte basée sur l'innovation en termes de chiffre d'affaire et de nombre de salariés dans un contexte de concurrence sévère.
• Téfal est classée systématiquement en tête des rentabilités de son secteur, et peut distribuer jusqu'à 23 mois de salaire par an ! Par contraste, l'entreprise historique de cette industrie, Moulinex, connaît à la même époque de graves difficultés.
• La production de Téfal est entièrement localisée en France contrairement à ses concurrents, installés dans des pays à bas coût de main d'oeuvre.
Vincent Chapel adresse donc une candidature à Paul Rivier. Le dirigeant de Téfal accepte et précise que ce qu'il attend de cette thèse n'est pas une collection de bonnes pratiques mais une modélisation de l'organisation de l'innovation chez Téfal. «Tefal innove mais a besoin d'un modèle. Je vous surprends ? Effectivement, les bonnes pratiques ne suffisent pas : Tefal a besoin d'expliquer à ses actionnaires les ressorts de son succès, avant qu'ils ne décident d'imposer des règles de gestion traditionnelles, qui, je le sens, risqueraient de nuire aux capacités d'innovation de l'entreprise. J'espère que votre travail pourra nous aider à expliciter un modèle propre à Tefal ».
Vincent Chapel découvre alors qu'il ne suffit pas de demander aux « magiciens de l'innovation » de Téfal une hypothétique recette secrète : ils sont bien incapables d'expliquer leur manière de faire et leur organisation, ce qui complique d'ailleurs leurs relations avec la direction générale du groupe Seb. Pendant trois ans Vincent Chapel va donc travailler avec eux en tant que concepteur pour pouvoir tout à la fois inventer et décrypter ce mystérieux modèle.

Une façon étrange de gérer l'innovation

Fait notable, un audit réalisé en 1994 par un consultant est sans appel : organisation peu claire, logistique et gestion des stocks perfectibles, responsabilités des chefs de projet peu définies, objectifs non précisément fixés, pas de cahiers des charges au début des projets. Dans ces conditions, comment expliquer le succès de Tefal ?
Vincent Chapel explore différentes hypothèses classiques : ce succès est-il attribuable à une innovation ponctuelle exceptionnelle ? A la maîtrise de technologies clés ? A un modèle statistique de répétition de l'innovation (émission d'un grand nombre d'idées, parmi lesquelles la probabilité est élevée de trouver, un peu par hasard, un produit à succès) ? A un très bon management de la créativité ? A un entrepreneur providentiel, en la personne de Paul Rivier ? Aucune hypothèse ne peut sérieusement être maintenue.

Au-delà des « bonnes pratiques »

La thèse de ce jeune ingénieur, soutenue en 1997, constitue une très belle contribution scientifique. Elle offre un langage, des concepts et un cadre théorique permettant de décrire et d'expliquer la logique de performance, l'originalité et les conditions d'exercice d'une organisation comme Téfal. Elle montre comment Tefal est alors capable à la fois de découvrir et d'explorer des espaces de valeur, et de conserver un caractère prudent, maîtrisé aux explorations, condition d'une bonne longévité dans la capacité à innover de manière répétée.
Téfal est présentée, dans ce travail, comme un cas exemplaire d'une catégorie particulière d'organisation : celui des « organisations orientées conception » (design oriented organizations) — qui possèdent comme caractéristique de ne pas simplement parvenir à mener à bien avec succès un projet d'innovation isolé, mais de développer une capacité à construire une trajectoire durable d'innovations successives introduisant des ruptures significatives dans l'identité des produits, des marchés et des technologies [1].

Peut-on adapter le modèle Téfal  à une start-up ?

Vincent Chapel ne s'arrête pas à ce travail scientifique. Il cherche à montrer la puissance du modèle Téfal en l'adaptant dans un contexte très différent : celui d'une start-up, Avanti, qu'il lance peu de temps après sa soutenance de thèse avec un ami, Jean-Pierre Tetaz. Bien que cette entreprise ait disparu suite à un rachat qui l'a fait tomber dans l'oubli, son expérience offre un cas riche d'enseignements.
En s'investissant dans cette nouvelle aventure, le but de Vincent Chapel n'est pas (ou pas seulement) de créer une entreprise. Elle est de montrer l'utilité du modèle Téfal par l'expérience : si le modèle est utile, il doit aider au pilotage d'une nouvelle entreprise et cette entreprise devrait connaître un succès honorable. Cette jeune pousse, spécialisée dans le domaine du bricolage et de ses outils (il s'agit d'une « start-up de l'ancienne économie », comme s'amuse à la dire Vincent Chapel), remporte des résultats exceptionnels :

• en 1999, Avanti est l'entreprise qui dépose le plus de brevets et de marques par employé en France (22 brevets et 16 marques déposés en 1999) ;
• la même année, l'entreprise est couronnée du prix Castorama de l'outil féminin — signe de reconnaissance fort de la part d'une des plus grosses enseignes de distribution du secteur, son principal client ;
• l'année suivante, le Ministre de l'Industrie remet aux dirigeants d'Avanti le trophée de l'innovation, qui récompense la trajectoire exceptionnelle d'une entreprise ayant construit sa croissance sur l'innovation.


Une start-up vue comme « plate-forme d'innovation »

Aux sources de ce succès se trouve un modèle de gestion original inspiré de celui de Téfal et structuré sur la base de nombreux concepts tirés de la thèse de Vincent Chapel.
Le modèle d'Aventi s'appuie sur cinq piliers.
1. Une structure pensée comme une plate-forme d'innovation
L'entreprise toute entière est centrée sur la conception innovante, autours de laquelle gravitent diverses activités (veille, etc.). Pour limiter les investissements initiaux, des activités comme la production, l'assemblage et la distribution sont au contraire externalisées. Cette focalisation ne vise pas à mener à bien un projet d'innovation unique, mais à générer des flux continus d'innovations. Les produits commercialisés par l'entreprise sont à la fois fortement différenciés par rapport aux offres alternatives et valorisés par les clients. Alors que les concurrents s'opposent la plupart du temps sur des espaces stratégiques préexistants, Avanti créé ainsi ses propres marchés et s'adresse à des clients peu usuels.
2. Une systématisation des raisonnements de conception innovante
Avanti s'appuie sur la théorie unifiée de la conception développée au Centre de Gestion Scientifique (CGS) de l'École des Mines, qui permet de mobiliser et de créer des connaissances pour spécifier méthodiquement de nouveaux concepts de produits. Cette théorie facilite un travail collectif dans ce domaine. En effet, si les raisonnements peuvent être effectués intuitivement par certains au sein d'Avanti, en  revanche,  la  conception  collective  implique  une  représentation  partagée  de l'activité. Cette théorie offre des outils pour cela.
3. Une stratégie « prudentielle »
Alors qu'on répète aujourd'hui sans cesse qu'il faut encourager la prise de risques, les dirigeants d'Avanti cherchent à conjuguer une grande ambition et une certaine prudence à travers une stratégie judicieuse : test rapide des premiers prototypes sur le marché, observation attentive des clients sous-traitance, partage des risques avec les fournisseurs, innovations par petites marches à travers des lignées de produits, croissance uniquement organique, etc. Dans cet esprit, Vincent Chapel et Jean-Pierre Tétaz engagent un minimum de ressources, alors que beaucoup de créateurs de start-ups cherchent à lever massivement des fonds (en particulier à cette époque). Les deux amis maintiennent ainsi un point mort bas pour tirer rapidement des revenus des offres innovantes mises sur le marché. Dans la même logique, alors qu'on enseigne aux créateurs d'entreprises à réaliser des études de marchés (qui sont souvent coûteuses), les fondateurs se contentent, pour aller vite et limiter les frais, d'une petite enquête auprès de consommateurs.
4. Une rationalisation des apprentissages associée à la génération de « lignées de produits »
Une part significative des efforts réalisés par les concepteurs est consacrée à l'acquisition de savoirs pertinents se rapportant aux marchés et aux technologies. Côté marché, Vincent Chapel n'hésite pas, au moment du lancement de l'entreprise, à passer environ six mois dans les magasins à observer les clients et à discuter avec eux. Côté technologie, une grande importance est consacrée à la veille. C'est d'ailleurs le rôle du premier salarié recruté. Un membre de l'équipe y consacre tout son temps (ainsi qu'à l'enregistrement des brevets). Mais les efforts d'apprentissage ont un coût. Les dirigeants d'Avanti mettent en place une stratégie judicieuse pour capitaliser efficacement sur les savoirs acquis laborieusement au fil du temps. Cela passe notamment par la création de lignées de produits. L'entreprise est confrontée à un flot de « bonnes idées » et d'occasions de profit. Elle concentre cependant ses efforts sur des successions de produits de natures similaires en s'appuyant sur les savoirs et les concepts générés antérieurement. Ces lignées se structurent autours de « concept directeur de lignée », comme celui d' « outil malin ».
5. Une stratégie originale de dépôts de brevets
Pour se protéger, mais aussi pour accélérer les processus d'innovation, l'entreprise dépose par ailleurs des brevets pour toutes les idées potentiellement prometteuses, même à un stade peu mature. Bien souvent, cette opération précède les efforts les plus importants des concepteurs pour prouver que la solution technique est intéressante et que le produit peut être développé. Elle conduit de plus à faire des recherches sur les technologies similaires existantes.

Il n'a pas suffit aux dirigeants d'Avanti, bien sûr, d'« appliquer » le modèle Téfal. La mise en action de ce modèle a supposé de surmonter bien des difficultés et d'inventer des dispositifs originaux. Cependant, le modèle Téfal et le langage, les concepts et les propositions théoriques associés ont été au coeur de la stratégie adoptée par Vincent Chapel et Jean-Pierre Tetaz. Au-delà des succès d'Avanti, l'apport de cette expérience a été durable : de nombreux travaux de recherche en gestion de l'innovation réalisés notamment aux Mines ParisTech, à l'Ecole Polytechnique ou à l'Université Paris Dauphine mobilisent aujourd'hui les apports du travail de Vincent Chapel, parfois au profit direct du développement industriel dans une démarche collaborative avec des entreprises.

Construire de nouveaux modèles face aux enjeux de l'innovation intensive

Du point de vue des dirigeants d'entreprise, cette histoire soulève des questions : vous investissez peut-être beaucoup en matière d'innovation de produits ou de services… mais les ressources que vous consacrez à l'amélioration de vos modèles de gestion de l'innovation sont-elles à la hauteur des enjeux associés ? Tirez-vous partie, pour cela, des avancées de la science dans ce domaine ? La recherche scientifique en gestion de la conception innovante peut, on le voit, jouer un rôle déterminant pour le développement des entreprises. Elle est d'autant plus nécessaire que, dans un capitalisme de l'innovation intensive et face à des contraintes financières fortes imposées à la fois par l'actionnariat et par les marchés des biens et services s'ouvrent de nouveaux défis pour les collectifs de conception : réduction des coûts ; accélération des rythmes de lancement de produits ; introduction de ruptures dans les technologies, les usages, les produits, etc. Les Etats-Unis sont particulièrement en avance sur ce terrain aujourd'hui, typiquement autours d'universités comme Stanford ou Berkeley dans la Silicon Valley.
Ajoutons que de nouvelles générations de modèles de gestion de l'innovation apparaissent aujourd'hui (innovation ouverte,  open source, crowdsourcing, innovation frugale, méthodes agiles, mouvement des makers, économie du partage, etc.). On peut penser à Wikispeed, dans le monde automobile. Ce jeune constructeur américain produit une voiture d'un nouveau genre modulable à souhait, fiable, à haute performance énergétique et commercialisée à un prix très abordable. Ses budget de conception sont incomparablement plus faibles que ceux des grands acteurs établis du secteur automobile grâce à des méthodes agiles issues du monde du logiciel, à des méthodes de lean management et à des outils open source. On peut penser aussi au modèle d'ingénierie frugale utilisé par Renault dans le cadre du programme Entry, qui a donné naissance à la Logan. Ce programme a largement contribué au succès du constructeur depuis plus de dix ans. Parmi les caractéristiques marquantes de l'approche adoptée : le moindre détail de la conception de cette automobile a été travaillé dans le sens du design to cost. On peut penser, enfin, au fameux modèle Connect + Develop, qui a permis à Procter et Gamble d'enrichir fortement ses capacités d'innovation et de mieux valoriser les savoirs et compétences acquis par l'entreprise au fil du temps à travers une démarche d'innovation ouverte.

[1] Le Masson P., Weil B., Hatchuel A. (2010), Strategic management of innovation and design. Cambridge (UK) : Cambridge University Press.

Grand Livre de l'Entrepreneuriat
Crédits photo : Dunod
*Dominique Vellin, consultant en stratégie et gestion de l'innovation, chargé de cours à l'ENSTA ParisTech et à l'Ecole Centrale Paris, doctorant à l'Université Paris Dauphine.Il est l'auteur de " La création d'entreprises innovantes, panoramas et défis", dans " Le grand livre de l'entrepreneuriat" (Dunot)

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