LE CERCLE. Les experts le répètent à l’envi, les patrons doivent s’exprimer sur les réseaux sociaux. Unanimes dans cette pensée désormais dominante, ils démontrent, études à l’appui, que la discrétion digitale des dirigeants est un anachronisme auquel il faut mettre fin, le plus rapidement possible. Est-il encore permis de s’inscrire en faux ?
Alors que la
plupart des dirigeants pensent manquer à leur devoir s’ils ne sont pas présents
et actifs sur tous les fronts, on les pousse avec insistance à se mettre une
pression supplémentaire : alimenter assidûment leur compte Twitter. Et de
s’étonner que, submergés par la quantité de tâches qu’ils doivent effectuer et
piloter, ils résistent au diktat digital, considérant comme plus important de
consacrer leur temps à la conduite des affaires, avec ce que cela implique de
management des parties prenantes, internes et externes, et de prise de recul
nécessaire à la réflexion.
Si certains grands patrons se sont laissés convaincre, comme Frédéric Oudéa (Société Générale), Henri Proglio (EDF), Carlos Ghosn (Renault-Nissan) ou encore Jean-Paul Chifflet (Crédit Agricole), le nombre limité de tweets qu’ils affichent au compteur n’en fait pas des hyperactifs digitaux ! Malgré les bonnes raisons (modernité, proximité, réactivité) et quelques grands exemples – américains comme Mark Zuckerberg ou Marissa Mayer (Yahoo), mais aussi français comme Alexandre Bompard (FNAC) ou Serge Papin (Système U) – les dirigeants sont rarement de grands navigateurs de l’infosphère.
Selon une étude réalisée en mai 2012 par CEO.com et Domo, les patrons avancent trois raisons en réponse au procès en frilosité qui leur est intenté : leur âge, le manque de temps et la peur de commettre une faute qui aurait de fâcheuses conséquences. La première excuse renvoie explicitement au fossé générationnel : la plupart des dirigeants en activité ne sont pas des digital natives, c’est évident. Les deux autres arguments sont plus intéressants, car ils relèvent du management de la réputation et posent la question de la contribution du dirigeant à la communication.
Faute de temps…
Le dirigeant est indéniablement le porte-parole en chef de son organisation. Il lui revient de donner le sens et la lisibilité de l’action, d’impulser le mouvement et de créer l’engagement avec un nombre élargi de parties prenantes. À ce titre, les médias sociaux ne peuvent être ignorés. Cependant, la communication digitale du dirigeant demande du temps et un engagement personnel pas toujours compatible avec les exigences du poste. S’il fait le choix de sacrifier aux exigences de la communication personnelle en temps réel, le dirigeant doit éviter trois écueils :
- Rivaliser avec les "social media addicts". Le temps d’un dirigeant – actif immatériel dont la rareté fait la valeur – est l’un des facteurs clés du succès de l’entreprise. Aujourd’hui apprécié comme un signe extérieur de modernité, le temps passé sur les médias sociaux pourrait bien un jour être reproché au dirigeant. Des personnalités politiques en ont fait les frais.
- Nourrir "l’infobésité". Un dirigeant efficace n’est pas supposé passer son temps à nourrir les conversations. La fascination qu’exercent les médias sociaux ne doit pas faire oublier que, digitale ou pas, la communication des dirigeants relève, comme toute autre forme de communication, d’une démarche stratégique.
- Ressusciter l’époque des patrons stars. La nécessaire part de mise en scène du dirigeant ne doit pas conduire à stariser les dirigeants comme dans les années 1990. Certes, les enjeux de l'entreprise sont devenus des questions de société sur lesquelles le dirigeant a le devoir de s’exprimer. Mais pas forcément toutes les deux heures en 140 caractères. Contrairement à d’autres – journalistes, politiques, "pipoles" –, le dirigeant n’a pas vocation à occuper la scène médiatique en permanence. La qualité de la communication du dirigeant ne se mesure pas quantitativement.
Temps de la faute…
Dans son dernier livre, "Surfer la vie" (1), Joël de Rosnay explique comment "sur-vivre" dans une société dorénavant fondée sur des rapports de flux plutôt que sur des rapports de force. Ce passionné de surf – aquatique et digital – voit les "surfeurs du Net" évoluer avec bonheur dans une société fluide où "l’altruisme réciproque" est appelé à triompher. Cette vision d’un optimiste, heureux que l’Internet et les outils sociaux qui s’y développent permettent de démultiplier à l’infini les échanges d'information, de savoir et de solidarité, vaut-elle pour un dirigeant ?
Glisser sans fin est sans doute une sensation enivrante, mais savoir garder l’équilibre, quand le courant se fait plus gros et plus rapide, est clairement l’une des qualités que doit posséder un dirigeant. Pour se garder du tweet de trop, le dirigeant twittos a intérêt à respecter ces deux principes de précaution :
- La mention "mes tweets n’engagent que moi" ne vaut pas pour un dirigeant. S’il s’exprime sur un sujet lié à l’activité de son entreprise, le dirigeant doit toujours veiller à la possible dissonance entre sa communication personnelle et la communication de l’entreprise. Qu’il le veuille ou non, sa parole engage nécessairement l’entreprise qu’il incarne. Même en s’exprimant sur une passion personnelle comme le golf ou l’opéra, mieux vaut éviter l’humour qui ne fait rire que vous.
- Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. Si le tweet de trop se noie dans le flot, un outil de veille le remontera à la surface. Le droit à l’oubli est une chimère, rien ne disparaît sur le web ! Plutôt que de risquer le dérapage incontrôlé, mieux vaut déléguer la gestion de son compte à des professionnels. On peut se garder d’une trop grande spontanéité sans renoncer à l’authenticité si celui qui twitte pour vous est un membre de la garde rapprochée.
Une conviction, en guise de conclusion
Pour être utile et efficace, l’activité du dirigeant sur les médias sociaux doit être balisée, planifiée, évaluée. Elle doit répondre à des objectifs définis, viser des publics préalablement identifiés, porter des messages pertinents, respecter des procédures. Le dirigeant d’entreprise ne doit accepter les contraintes de la communication personnelle en temps réel que pour servir une stratégie – et pas parce que c’est "cool".
(1) Essai publié en mai 2012, Éditions Les Liens Qui Libèrent
Si certains grands patrons se sont laissés convaincre, comme Frédéric Oudéa (Société Générale), Henri Proglio (EDF), Carlos Ghosn (Renault-Nissan) ou encore Jean-Paul Chifflet (Crédit Agricole), le nombre limité de tweets qu’ils affichent au compteur n’en fait pas des hyperactifs digitaux ! Malgré les bonnes raisons (modernité, proximité, réactivité) et quelques grands exemples – américains comme Mark Zuckerberg ou Marissa Mayer (Yahoo), mais aussi français comme Alexandre Bompard (FNAC) ou Serge Papin (Système U) – les dirigeants sont rarement de grands navigateurs de l’infosphère.
Selon une étude réalisée en mai 2012 par CEO.com et Domo, les patrons avancent trois raisons en réponse au procès en frilosité qui leur est intenté : leur âge, le manque de temps et la peur de commettre une faute qui aurait de fâcheuses conséquences. La première excuse renvoie explicitement au fossé générationnel : la plupart des dirigeants en activité ne sont pas des digital natives, c’est évident. Les deux autres arguments sont plus intéressants, car ils relèvent du management de la réputation et posent la question de la contribution du dirigeant à la communication.
Faute de temps…
Le dirigeant est indéniablement le porte-parole en chef de son organisation. Il lui revient de donner le sens et la lisibilité de l’action, d’impulser le mouvement et de créer l’engagement avec un nombre élargi de parties prenantes. À ce titre, les médias sociaux ne peuvent être ignorés. Cependant, la communication digitale du dirigeant demande du temps et un engagement personnel pas toujours compatible avec les exigences du poste. S’il fait le choix de sacrifier aux exigences de la communication personnelle en temps réel, le dirigeant doit éviter trois écueils :
- Rivaliser avec les "social media addicts". Le temps d’un dirigeant – actif immatériel dont la rareté fait la valeur – est l’un des facteurs clés du succès de l’entreprise. Aujourd’hui apprécié comme un signe extérieur de modernité, le temps passé sur les médias sociaux pourrait bien un jour être reproché au dirigeant. Des personnalités politiques en ont fait les frais.
- Nourrir "l’infobésité". Un dirigeant efficace n’est pas supposé passer son temps à nourrir les conversations. La fascination qu’exercent les médias sociaux ne doit pas faire oublier que, digitale ou pas, la communication des dirigeants relève, comme toute autre forme de communication, d’une démarche stratégique.
- Ressusciter l’époque des patrons stars. La nécessaire part de mise en scène du dirigeant ne doit pas conduire à stariser les dirigeants comme dans les années 1990. Certes, les enjeux de l'entreprise sont devenus des questions de société sur lesquelles le dirigeant a le devoir de s’exprimer. Mais pas forcément toutes les deux heures en 140 caractères. Contrairement à d’autres – journalistes, politiques, "pipoles" –, le dirigeant n’a pas vocation à occuper la scène médiatique en permanence. La qualité de la communication du dirigeant ne se mesure pas quantitativement.
Temps de la faute…
Dans son dernier livre, "Surfer la vie" (1), Joël de Rosnay explique comment "sur-vivre" dans une société dorénavant fondée sur des rapports de flux plutôt que sur des rapports de force. Ce passionné de surf – aquatique et digital – voit les "surfeurs du Net" évoluer avec bonheur dans une société fluide où "l’altruisme réciproque" est appelé à triompher. Cette vision d’un optimiste, heureux que l’Internet et les outils sociaux qui s’y développent permettent de démultiplier à l’infini les échanges d'information, de savoir et de solidarité, vaut-elle pour un dirigeant ?
Glisser sans fin est sans doute une sensation enivrante, mais savoir garder l’équilibre, quand le courant se fait plus gros et plus rapide, est clairement l’une des qualités que doit posséder un dirigeant. Pour se garder du tweet de trop, le dirigeant twittos a intérêt à respecter ces deux principes de précaution :
- La mention "mes tweets n’engagent que moi" ne vaut pas pour un dirigeant. S’il s’exprime sur un sujet lié à l’activité de son entreprise, le dirigeant doit toujours veiller à la possible dissonance entre sa communication personnelle et la communication de l’entreprise. Qu’il le veuille ou non, sa parole engage nécessairement l’entreprise qu’il incarne. Même en s’exprimant sur une passion personnelle comme le golf ou l’opéra, mieux vaut éviter l’humour qui ne fait rire que vous.
- Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. Si le tweet de trop se noie dans le flot, un outil de veille le remontera à la surface. Le droit à l’oubli est une chimère, rien ne disparaît sur le web ! Plutôt que de risquer le dérapage incontrôlé, mieux vaut déléguer la gestion de son compte à des professionnels. On peut se garder d’une trop grande spontanéité sans renoncer à l’authenticité si celui qui twitte pour vous est un membre de la garde rapprochée.
Une conviction, en guise de conclusion
Pour être utile et efficace, l’activité du dirigeant sur les médias sociaux doit être balisée, planifiée, évaluée. Elle doit répondre à des objectifs définis, viser des publics préalablement identifiés, porter des messages pertinents, respecter des procédures. Le dirigeant d’entreprise ne doit accepter les contraintes de la communication personnelle en temps réel que pour servir une stratégie – et pas parce que c’est "cool".
(1) Essai publié en mai 2012, Éditions Les Liens Qui Libèrent
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