Chercheurs, entrepreneurs ou les deux à la fois . Ces hommes ont en commun l’audace des inventeurs, l’enthousiasme des découvreurs et la persévérance des pionniers. Chacun nous livre ses secrets de création.
Dix créateurs, dix portraits, dix façon d'innover
Eric Carreel, président fondateur de Withings, Sculpteo, Invoxia… : « S’appuyer sur ses passions aide à se renouveler »
« Isole-toi au vert pendant une semaine et demande-toi
ce que tu as envie de faire. » Ce conseil à l’innovateur putatif n’émane pas du
premier venu. Mais du « serial entrepreneur » Eric Carreel. On ne compte plus,
en effet, les start-up créées par cet ingénieur
de 55 ans, depuis Inventel (avec son « mentor » Jacques Lewiner) – qui a conçu
notamment la livebox France Telecom – jusqu’à Invoxia, dans la téléphonie IP.
Eric Carreel se plaît à investir en permanence les technologies les plus
avancées et leurs champs d’application, sans tabou. « Pour avoir de nouvelles
idées et innover, il faut se mettre en marche et ne pas trop réfléchir, changer
sans cesse de paysage. Mais il faut aussi s’appuyer sur nos passions, nos
centres d’intérêt, sur ce qui nous fait vibrer. Et il est important de ne pas
être seul, de rencontrer des gens qui voient plus loin, comme j’en ai eu la
chance avec Jacques Lewiner, qui fut d’abord mon directeur de thèse. » Le monde
n’a pas fini de se construire, ajoute le responsable du plan Objets connectés
mis en place par le ministère du Redressement productif et vice-président de
l’association France Digitale. L’occasion, avec cette dernière, de rencontrer
des jeunes créateurs d’entreprise. « Je n’ai jamais vu une période comme
celle-ci, l’énergie chez les jeunes est foisonnante, stimulante. Il ne faut pas
l’étouffer. »
Alain Carpentier, chirurgien cardiaque, cofondateur et directeur scientifique de Carmat : « En médecine, le moteur c’est la volonté de vaincre la maladie »
« L’innovation dont on parle tant aujourd’hui ne se
décrète pas, c’est un état d’esprit. Un esprit de conquête face à un défi qui,
en médecine, vient d’un constat d’échec face à la maladie », estime le
professeur Alain Carpentier, inventeur de la première bioprothèse cardiaque
totalement implantable au monde, peaufinée par la société cotée Carmat, dont
il est cofondateur et directeur scientifique. « Dans le cas de l’insuffisance
cardiaque terminale, une fois épuisés tous les moyens médicaux, une seule
solution nous reste, la transplantation. Cette opération est sévèrement limitée
par le nombre de donneurs. Le cœur artificiel est la réponse à ce dilemme. »
Après un quart de siècle de R&D acharnée, le chirurgien a presque réalisé
son rêve : avoir un cœur à portée de main pour sauver des patients condamnés. Et
a exaucé son vœu : réussir à concrétiser son projet en France. Mais il lui aura
fallu attendre jusqu’au 18 décembre 2013 pour vivre la première implantation sur
l’homme à l’hôpital Georges Pompidou. « Car ce défi est d’une complexité
incroyable. Il s’agit de réussir un partenariat entre la mécanique et la
physiologie, entre l’inerte et le vivant, entre l’artificiel et le naturel »,
explique-t-il. « C’est une bioprothèse qui reproduit au plus près le
fonctionnement du cœur. Elle répond de façon automatique aux mêmes
sollicitations, émotions, efforts et stress, grâce aux multiples capteurs
embarqués. Son but est d’assurer une vie normale. » Qu’a ressenti ce génie de la
chirurgie cardiaque ? « J’ai surtout pensé aux collaborateurs qui, durant ces
vingt-cinq ans de recherche, m’avaient accompagné. C’était leur minute de
gloire, confie Alain Carpentier. Aujourd’hui, je pense à Monsieur Dany. C’est
lui qui a décidé de se faire opérer. C’était son seul espoir de triompher de sa
maladie, mais il savait que ce serait un combat. Je l’ai rarement vu baisser les
bras. » Quatre mois et demi après le décès de ce patient qui a survécu 74 jours,
Carmat a reçu, le 16 juillet, l’autorisation de poursuivre son essai de
faisabilité sur l’homme.
Pierre-Emmanuel Calmel, cofondateur et président de Devialet : « Tout part d’une problématique. Pour moi, c’était mettre plusieurs amplis dans une petite boîte »
« Nous sommes drogués à l’innovation, tout ce qui sort
de chez nous doit être en rupture. » Pierre-Emmanuel Calmel, le patron de
Devialet, ne se vante pas. Voilà des années que cet ingénieur de formation – et
ado bidouilleur d’électronique – est en quête du son parfait.Quand les amplis
Devialet ont débarqué sur le marché, en 2010, ils ont fait l’effet d’une bombe.
Un design qui sublime une technologie d’avant-garde avec au final ni distorsion
ni bruit… « L’innovation naît en réponse à une problématique. Pour moi, au
début, c’était mettre plusieurs amplis dans une petite boîte pour faire du home
cinéma de haute qualité. » Taille, poids, échauffement : les obstacles étaient
nombreux. Mais Pierre-Emmanuel Calmel a réussi l’impossible : marier analogique
et numérique en ne gardant que les avantages de chacun (Analog Digital Hybride,
ADH). « Le défi est d’abord intellectuel. C’est un trait des inventeurs et pour
réussir, il faut marier arrogance et humilité. » Plus de 60 brevets, 35
personnes sur 70 salariés (150 l’an prochain) et 20 millions d’euros en R&D
sur 2011-14 : la start-up a gagné ses premiers galons avec le high-tech et les
produits premium, sinon de luxe. Mais Devialet – dont le nom fait référence à un
ami de l’encyclopédiste Diderot, tout un symbole – est bien décidé à « poser son
empreinte sur le monde de l’audio ». A devenir un grand, en diffusant sa
technologie dans des produits abordables. Avec arrogance mais humilité.
Ludovic Le Moan, cofondateur et PDG de Sigfox : « Une bonne dose d’inconscience m’a aidé à voir grand tout de suite »
« Je suis un rebelle, j’ai toujours voulu
révolutionner le monde ! Mais heureusement que j’avais une bonne dose
d’inconscience. » Ainsi Ludovic Le Moan, patron de Sigfox, qu’il a créé avec
Christophe Fourtet, décrit-il après coup les premiers pas de la start-up
toulousaine désormais partie à la conquête du monde. La technologie développée
pour faire dialoguer entre eux les machines via Internet (le M2M) est en effet à
contre-courant de la doxa des opérateurs télécoms – le haut débit. « Ils me
prenaient de haut », raconte ce titulaire d’un CAP tourneur devenu ingénieur. Le
réseau Sigfox est en effet à très bas débit. Mais moins coûteux, peu vorace en
énergie, plus aisé à installer… Il a conquis la France, l’Espagne et la
Grande-Bretagne, démarre aux Etats-Unis. La Pologne, l’Allemagne et la Chine
devraient prochainement suivre ! Plusieurs centaines de milliers d’objets sont
déjà connectés. « Une telle technologie de rupture, cela n’arrive qu’une fois
dans une vie. Il faut penser “big” tout de suite, même si entre l’excitation du
créateur et les rabat-joies qui peuvent l’entourer, c’est souvent le grand
écart », assure Ludovic Le Moan. Et le PDG de Sigfox parle d’expérience : il
en est aujourd’hui à sa troisième entreprise.
Bertin Nahum, fondateur et PDG de Medtech : « Les idées viennent du terrain, des salles d’opération »
Après le crâne, la colonne vertébrale. Bertin Nahum
n’est pas peu fier de son dernier robot d’assistance chirurgicale, Rosa Spine,
qu’il s’apprête à lancer sur le marché. Classé quatrième entrepreneur le plus
révolutionnaire au monde par le magazine canadien Discovery Series en 2012
derrière Steve Jobs, Mark Zuckerberg et James Cameron ! – excusez du peu –, cet
ingénieur Insa poursuit avec détermination le développement de Medtech, créée en
2002 à Montpellier. De belle manière. Medtech a levé 20 millions d’euros en
Bourse il y a moins d’un an et vient de décrocher 5 millions de BpiFrance.
Pourtant c’est presque par hasard que Bertin Nahum, très tôt tenté par
l’entrepreneuriat, s’est orienté vers le médical : un projet de fin d’études à
l’hôpital cardiovasculaire et neurologique de Lyon-Bron. « Le contact avec les
patients et les soignants m’a séduit et j’y ai acquis la conviction que je
pouvais être utile. Tout cela m’a incité à investir ce secteur. Savoir saisir
les opportunités est une capacité que doit posséder un entrepreneur »,
explique-t-il en reconnaissant que l’ouverture d’esprit des chirurgiens aux
nouvelles technologies est un atout précieux.
Bruno Maisonnier, fondateur et PDG d’Aldebaran Robotics : « La créativité est un processus individuel qui passe par la sérénité »
« Je ne crois pas au brainstorming organisé, la
créativité suppose au contraire une forme de sérénité, de repos. Mais elle se
stimule à chaque instant. » Pour le créateur (2005) et patron d’Aldebaran
Robotics (500 salariés), aujourd’hui détenu par le japonais Softbank et qui
vient de présenter Pepper, le premier robot humanoïde destiné au grand public,
le déclic est venu par la science-fiction. Collégien en échec scolaire, il va
reprendre pied par la lecture et finir brillant X-Télécom. La robotique à la
Maisonnier, c’est plutôt le droïde sympa C-3PO de Star Wars. « On peut aider les
gens avec des robots, créer de l’émotion, de la communication », assure celui
qui entend faire d’Aldebaran « l’IBM de la robotique ». D’où son « obsession » :
pousser tout le monde dans l’entreprise à s’imprégner de l’esprit d’innovation.
« C’est mon job, faire que chacun puisse sortir de sa zone de confort, être
décalé et surpris, même en allant du bureau à la cafeteria alors – et surtout –
qu’il est plein de son projet. » Pour lui, la France – qui a inventé le concept
d’entrepreneur – a beaucoup d’atouts en main. « Et pour les start-up
technologiques, c’est le paradis. C’est après que ça se gâte. »
Frédéric Mazzella, président fondateur de BlaBlaCar : « J’ai inventé ce service parce que le besoin était évident »
Fin juin, au siège parisien de BlaBlaCar, rue Blanche,
le calme de Frédéric Mazzella contraste avec la nouvelle qu’il s’apprête à
annoncer trois jours plus tard : une levée de fonds de 100 millions de dollars !
De quoi mondialiser un peu plus le spécialiste du covoiturage (8 millions de
membres dans douze pays et 1 million de passagers par mois). Et de le faire
depuis Paris, assure avec conviction ce physicien, normalien passé par Stanford,
la Nasa et l’Insead. Comment a-t-il eu l’idée de cette plate-forme qui met en
relation automobilistes et particuliers ? Le besoin personnel était évident.
« Si ça avait existé, je l’aurais utilisé. Mais je n’avais pas imaginé que cela
deviendrait si gros. » Frédéric Mazzella admet n’avoir pas dormi pendant
72 heures, lorsqu’il a décidé de se lancer en 2006 sur un créneau que seul un
Allemand défrichait sur son territoire. Une forme d’ivresse des cimes !
« C’était comme être au pied de l’Everest et s’apprêter à le gravir », confie le
jeune homme pressé devenu le chef d’une entreprise en pleine croissance (150
salariés). « Sur le moment, on ne voit pas les problèmes, seulement les
opportunités, admet-il. Mais j’étais sûr que si le service était utile, on
arriverait à le monétiser. »
Jean-Baptiste Rudelle, cofondateur et PDG de Criteo : « Pour créer, il faut savoir gérer l’incertitude »
On ne présente plus Criteo, leader mondial du
« reciblage » publicitaire (retargeting) et l’une des rares entreprises
françaises entrées au Nasdaq. Ni Jean-Baptiste Rudelle.
Un homme « sérieux, taiseux et partageux », mais aussi un révolutionnaire dans
l’âme. « Je me suis toujours positionné sur l’innovation de rupture en me
demandant comment la technologie pouvait changer les règles, ouvrir de nouveau
marchés », explique ce récidiviste, qui avait connu un beau succès avec Kiwee
(sonneries et jeux sur téléphones) revendue à un Américain. « Et il faut aussi
avoir pour ambition de changer le monde. » Avec des pop-up de pub qui
envahissent les écrans ? En ciblant mieux l’utilisateur, on construit un
écosystème publicitaire plus efficace qui permet aux médias de mieux vivre,
d’être plus forts. Au final c’est la démocratie qui est mieux défendue, explique
en substance Jean-Baptiste Rudelle. Osé et surprenant ! « Il n’y a pas de
secret : pour créer, innover, il faut savoir composer avec l’incertitude, être
agile pour faire évoluer son modèle », ajoute le patron de Criteo qui énumère
les atouts français : la capacité à généraliser et à modéliser, des compétences
en techno, en sciences et en mathématiques à l’heure où les algorithmes règnent
au cœur des objets et des services. Deux conditions nécessaires, cependant :
penser « mondial » et… parler anglais !
Henri Seydoux, cofondateur et PDG de Parrot : « Les produits naissent du hasard et de la nécessité »
Henri Seydoux ne se sépare jamais de son cahier à
spirale, dans lequel il note tout ou presque. Il ne s’en cache pas :
« Dyslexique et super nul » à l’école, il s’oblige à écrire. En particulier les
idées qui lui viennent. Pas évident, face à la page blanche : « Je n’ai aucune
vision, il faut vraiment se forcer. » Pour Parrot, spécialiste des produits
high-tech, la base est forcément la technologie. Et les idées peuvent venir de
partout. « C’est mon investisseur qui m’a parlé des Mems ! » Ces microsystèmes
électromécaniques intégrés sur des puces ont ouvert la boîte à produits. Le
drone, imaginé comme une caméra vidéo volante, leur doit beaucoup. Henri Seydoux
est également un adepte du darwinisme appliqué à l’innovation : le hasard et la
nécessité se combinent pour créer des fonctions, le marché fait son tri. Mais l’innovation, c’est aussi un
état d’esprit qui doit irriguer l’entreprise. Chez Parrot, naissent ainsi chaque
année quelques start-up internes autour de trois ou quatre salariés. Le drone,
toujours lui, et le casque Zik en sont sortis. Pour stimuler l’émulation, chaque
année les salariés présentent devant leurs collègues une idée originale, même
farfelue. Henri Seydoux lui-même s’y colle. « La mienne est peut-être choisie un
peu plus souvent que les autres », sourit-il.
Mathias Fink, directeur de l’Institut Langevin : « En voulant appliquer mes travaux, j’ai goûté à l’invention »
Profil rare dans le monde universitaire, il est aussi
fécond comme chercheur que comme inventeur. Chercheur, il est directeur de
l’Institut Langevin, membre de l’Académie des sciences et de l’Académie des
technologies, a occupé la chaire d’innovation technologique du Collège de
France, est lauréat de moult prix internationaux, membre de la Commission
innovation 2030… Inventeur, il ne cesse de capitaliser sur une technique de
contrôle des ondes dont il est le père : le miroir à retournement temporel, aux
applications majeures en échographie. « Initialement, je me sentais davantage
chercheur. Comprendre, interpréter… C’est en voulant appliquer mes travaux à
l’imagerie – d’abord en archéologie !– que j’ai goûté à l’invention. Dès lors,
c’est devenu un réflexe de me demander à chaque belle idée si, et comment, je
pouvais en faire un produit. » Consultant pour Philips, c’est là qu’il reconnaît
avoir compris les subtilités du transfert technologique. « Les universitaires
devraient être consultants d’une grande entreprise », estime Mathias Fink.
Résultat, plus de 60 brevets déposés et quatre start-up issues de ses
recherches, dont SupersSonic Imagine, qui vient de lever 50 millions d’euros en
Bourse. Un virus transmis « sans complexe » à l’Institut, avec la bénédiction
des autorités de l’ESPCI ParisTech. « On forme des étudiants pluridisciplinaires
avec un état d’esprit tourné vers l’innovation. » Au final, des profils très
originaux appréciés dans le monde entier.
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