vendredi 24 octobre 2014

Dix créateurs, dix portraits, dix façon d'innover


Chercheurs, entrepreneurs ou les deux à la fois . Ces hommes ont en commun l’audace des inventeurs, l’enthousiasme des découvreurs et la persévérance des pionniers. Chacun nous livre ses secrets de création. 

Dix créateurs, dix portraits, dix façon d'innover

Eric Carreel, président fondateur de Withings, Sculpteo, Invoxia…  : « S’appuyer sur ses passions aide à se renouveler »

« Isole-toi au vert pendant une semaine et demande-toi ce que tu as envie de faire. » Ce conseil à l’innovateur putatif n’émane pas du premier venu. Mais du « serial entrepreneur » Eric Carreel. On ne compte plus, en effet, les start-up créées par cet ingénieur de 55 ans, depuis Inventel (avec son « mentor » Jacques Lewiner) – qui a conçu notamment la livebox France Telecom – jusqu’à Invoxia, dans la téléphonie IP. Eric Carreel se plaît à investir en permanence les technologies les plus avancées et leurs champs d’application, sans tabou. « Pour avoir de nouvelles idées et innover, il faut se mettre en marche et ne pas trop réfléchir, changer sans cesse de paysage. Mais il faut aussi s’appuyer sur nos passions, nos centres d’intérêt, sur ce qui nous fait vibrer. Et il est important de ne pas être seul, de rencontrer des gens qui voient plus loin, comme j’en ai eu la chance avec Jacques Lewiner, qui fut d’abord mon directeur de thèse. » Le monde n’a pas fini de se construire, ajoute le responsable du plan Objets connectés mis en place par le ministère du Redressement productif et vice-président de l’association France Digitale. L’occasion, avec cette dernière, de rencontrer des jeunes créateurs d’entreprise. « Je n’ai jamais vu une période comme celle-ci, l’énergie chez les jeunes est foisonnante, stimulante. Il ne faut pas l’étouffer. »

Alain Carpentier, chirurgien cardiaque, cofondateur et directeur scientifique de Carmat : « En médecine, le moteur c’est la volonté de vaincre la maladie »

« L’innovation dont on parle tant aujourd’hui ne se décrète pas, c’est un état d’esprit. Un esprit de conquête face à un défi qui, en médecine, vient d’un constat d’échec face à la maladie », estime le professeur Alain Carpentier, inventeur de la première bioprothèse cardiaque totalement implantable au monde, peaufinée par la société cotée Carmat, dont il est cofondateur et directeur scientifique. « Dans le cas de l’insuffisance cardiaque terminale, une fois épuisés tous les moyens médicaux, une seule solution nous reste, la transplantation. Cette opération est sévèrement limitée par le nombre de donneurs. Le cœur artificiel est la réponse à ce dilemme. » Après un quart de siècle de R&D acharnée, le chirurgien a presque réalisé son rêve : avoir un cœur à portée de main pour sauver des patients condamnés. Et a exaucé son vœu : réussir à concrétiser son projet en France. Mais il lui aura fallu attendre jusqu’au 18 décembre 2013 pour vivre la première implantation sur l’homme à l’hôpital Georges Pompidou. « Car ce défi est d’une complexité incroyable. Il s’agit de réussir un partenariat entre la mécanique et la physiologie, entre l’inerte et le vivant, entre l’artificiel et le naturel », explique-t-il. « C’est une bioprothèse qui reproduit au plus près le fonctionnement du cœur. Elle répond de façon automatique aux mêmes sollicitations, émotions, efforts et stress, grâce aux multiples capteurs embarqués. Son but est d’assurer une vie normale. » Qu’a ressenti ce génie de la chirurgie cardiaque ? « J’ai surtout pensé aux collaborateurs qui, durant ces vingt-cinq ans de recherche, m’avaient accompagné. C’était leur minute de gloire, confie Alain Carpentier. Aujourd’hui, je pense à Monsieur Dany. C’est lui qui a décidé de se faire opérer. C’était son seul espoir de triompher de sa maladie, mais il savait que ce serait un combat. Je l’ai rarement vu baisser les bras. » Quatre mois et demi après le décès de ce patient qui a survécu 74 jours, Carmat a reçu, le 16 juillet, l’autorisation de poursuivre son essai de faisabilité sur l’homme.

Pierre-Emmanuel Calmel, cofondateur et président de Devialet : « Tout part d’une problématique. Pour moi, c’était mettre plusieurs amplis dans une petite boîte »

« Nous sommes drogués à l’innovation, tout ce qui sort de chez nous doit être en rupture. » Pierre-Emmanuel Calmel, le patron de Devialet, ne se vante pas. Voilà des années que cet ingénieur de formation – et ado bidouilleur d’électronique – est en quête du son parfait.Quand les amplis Devialet ont débarqué sur le marché, en 2010, ils ont fait l’effet d’une bombe. Un design qui sublime une technologie d’avant-garde avec au final ni distorsion ni bruit… « L’innovation naît en réponse à une problématique. Pour moi, au début, c’était mettre plusieurs amplis dans une petite boîte pour faire du home cinéma de haute qualité. » Taille, poids, échauffement : les obstacles étaient nombreux. Mais Pierre-Emmanuel Calmel a réussi l’impossible : marier analogique et numérique en ne gardant que les avantages de chacun (Analog Digital Hybride, ADH). « Le défi est d’abord intellectuel. C’est un trait des inventeurs et pour réussir, il faut marier arrogance et humilité. » Plus de 60 brevets, 35 personnes sur 70 salariés (150 l’an prochain) et 20 millions d’euros en R&D sur 2011-14 : la start-up a gagné ses premiers galons avec le high-tech et les produits premium, sinon de luxe. Mais Devialet – dont le nom fait référence à un ami de l’encyclopédiste Diderot, tout un symbole – est bien décidé à « poser son empreinte sur le monde de l’audio ». A devenir un grand, en diffusant sa technologie dans des produits abordables. Avec arrogance mais humilité.

Ludovic Le Moan, cofondateur et PDG de Sigfox : « Une bonne dose d’inconscience m’a aidé à voir grand tout de suite »

« Je suis un rebelle, j’ai toujours voulu révolutionner le monde ! Mais heureusement que j’avais une bonne dose d’inconscience. » Ainsi Ludovic Le Moan, patron de Sigfox, qu’il a créé avec Christophe Fourtet, décrit-il après coup les premiers pas de la start-up toulousaine désormais partie à la conquête du monde. La technologie développée pour faire dialoguer entre eux les machines via Internet (le M2M) est en effet à contre-courant de la doxa des opérateurs télécoms – le haut débit. « Ils me prenaient de haut », raconte ce titulaire d’un CAP tourneur devenu ingénieur. Le réseau Sigfox est en effet à très bas débit. Mais moins coûteux, peu vorace en énergie, plus aisé à installer… Il a conquis la France, l’Espagne et la Grande-Bretagne, démarre aux Etats-Unis. La Pologne, l’Allemagne et la Chine devraient prochainement suivre ! Plusieurs centaines de milliers d’objets sont déjà connectés. « Une telle technologie de rupture, cela n’arrive qu’une fois dans une vie. Il faut penser “big” tout de suite, même si entre l’excitation du créateur et les rabat-joies qui peuvent l’entourer, c’est souvent le grand écart », assure Ludovic Le Moan. Et le PDG de Sigfox parle d’expérience : il en est aujourd’hui à sa troisième entreprise.

Bertin Nahum, fondateur et PDG de Medtech : « Les idées viennent du terrain, des salles d’opération »

Après le crâne, la colonne vertébrale. Bertin Nahum n’est pas peu fier de son dernier robot d’assistance chirurgicale, Rosa Spine, qu’il s’apprête à lancer sur le marché. Classé quatrième entrepreneur le plus révolutionnaire au monde par le magazine canadien Discovery Series en 2012 derrière Steve Jobs, Mark Zuckerberg et James Cameron ! – excusez du peu –, cet ingénieur Insa poursuit avec détermination le développement de Medtech, créée en 2002 à Montpellier. De belle manière. Medtech a levé 20 millions d’euros en Bourse il y a moins d’un an et vient de décrocher 5 millions de BpiFrance. Pourtant c’est presque par hasard que Bertin Nahum, très tôt tenté par l’entrepreneuriat, s’est orienté vers le médical : un projet de fin d’études à l’hôpital cardiovasculaire et neurologique de Lyon-Bron. « Le contact avec les patients et les soignants m’a séduit et j’y ai acquis la conviction que je pouvais être utile. Tout cela m’a incité à investir ce secteur. Savoir saisir les opportunités est une capacité que doit posséder un entrepreneur », explique-t-il en reconnaissant que l’ouverture d’esprit des chirurgiens aux nouvelles technologies est un atout précieux.

Bruno Maisonnier, fondateur et PDG d’Aldebaran Robotics : « La créativité est un processus individuel qui passe par la sérénité »

« Je ne crois pas au brainstorming organisé, la créativité suppose au contraire une forme de sérénité, de repos. Mais elle se stimule à chaque instant. » Pour le créateur (2005) et patron d’Aldebaran Robotics (500 salariés), aujourd’hui détenu par le japonais Softbank et qui vient de présenter Pepper, le premier robot humanoïde destiné au grand public, le déclic est venu par la science-fiction. Collégien en échec scolaire, il va reprendre pied par la lecture et finir brillant X-Télécom. La robotique à la Maisonnier, c’est plutôt le droïde sympa C-3PO de Star Wars. « On peut aider les gens avec des robots, créer de l’émotion, de la communication », assure celui qui entend faire d’Aldebaran « l’IBM de la robotique ». D’où son « obsession » : pousser tout le monde dans l’entreprise à s’imprégner de l’esprit d’innovation. « C’est mon job, faire que chacun puisse sortir de sa zone de confort, être décalé et surpris, même en allant du bureau à la cafeteria alors – et surtout – qu’il est plein de son projet. » Pour lui, la France – qui a inventé le concept d’entrepreneur – a beaucoup d’atouts en main. « Et pour les start-up technologiques, c’est le paradis. C’est après que ça se gâte. »

Frédéric Mazzella, président fondateur de BlaBlaCar : « J’ai inventé ce service parce que le besoin était évident »

Fin juin, au siège parisien de BlaBlaCar, rue Blanche, le calme de Frédéric Mazzella contraste avec la nouvelle qu’il s’apprête à annoncer trois jours plus tard : une levée de fonds de 100 millions de dollars ! De quoi mondialiser un peu plus le spécialiste du covoiturage (8 millions de membres dans douze pays et 1 million de passagers par mois). Et de le faire depuis Paris, assure avec conviction ce physicien, normalien passé par Stanford, la Nasa et l’Insead. Comment a-t-il eu l’idée de cette plate-forme qui met en relation automobilistes et particuliers ? Le besoin personnel était évident. « Si ça avait existé, je l’aurais utilisé. Mais je n’avais pas imaginé que cela deviendrait si gros. » Frédéric Mazzella admet n’avoir pas dormi pendant 72 heures, lorsqu’il a décidé de se lancer en 2006 sur un créneau que seul un Allemand défrichait sur son territoire. Une forme d’ivresse des cimes ! « C’était comme être au pied de l’Everest et s’apprêter à le gravir », confie le jeune homme pressé devenu le chef d’une entreprise en pleine croissance (150 salariés). « Sur le moment, on ne voit pas les problèmes, seulement les opportunités, admet-il. Mais j’étais sûr que si le service était utile, on arriverait à le monétiser. »

Jean-Baptiste Rudelle, cofondateur et PDG de Criteo : « Pour créer, il faut savoir gérer l’incertitude »

On ne présente plus Criteo, leader mondial du « reciblage » publicitaire (retargeting) et l’une des rares entreprises françaises entrées au Nasdaq. Ni Jean-Baptiste Rudelle. Un homme « sérieux, taiseux et partageux », mais aussi un révolutionnaire dans l’âme. « Je me suis toujours positionné sur l’innovation de rupture en me demandant comment la technologie pouvait changer les règles, ouvrir de nouveau marchés », explique ce récidiviste, qui avait connu un beau succès avec Kiwee (sonneries et jeux sur téléphones) revendue à un Américain. « Et il faut aussi avoir pour ambition de changer le monde. » Avec des pop-up de pub qui envahissent les écrans ? En ciblant mieux l’utilisateur, on construit un écosystème publicitaire plus efficace qui permet aux médias de mieux vivre, d’être plus forts. Au final c’est la démocratie qui est mieux défendue, explique en substance Jean-Baptiste Rudelle. Osé et surprenant ! « Il n’y a pas de secret : pour créer, innover, il faut savoir composer avec l’incertitude, être agile pour faire évoluer son modèle », ajoute le patron de Criteo qui énumère les atouts français : la capacité à généraliser et à modéliser, des compétences en techno, en sciences et en mathématiques à l’heure où les algorithmes règnent au cœur des objets et des services. Deux conditions nécessaires, cependant : penser « mondial » et… parler anglais !

Henri Seydoux, cofondateur et PDG de Parrot : « Les produits naissent du hasard et de la nécessité »

Henri Seydoux ne se sépare jamais de son cahier à spirale, dans lequel il note tout ou presque. Il ne s’en cache pas : « Dyslexique et super nul » à l’école, il s’oblige à écrire. En particulier les idées qui lui viennent. Pas évident, face à la page blanche : « Je n’ai aucune vision, il faut vraiment se forcer. » Pour Parrot, spécialiste des produits high-tech, la base est forcément la technologie. Et les idées peuvent venir de partout. « C’est mon investisseur qui m’a parlé des Mems ! » Ces microsystèmes électromécaniques intégrés sur des puces ont ouvert la boîte à produits. Le drone, imaginé comme une caméra vidéo volante, leur doit beaucoup. Henri Seydoux est également un adepte du darwinisme appliqué à l’innovation : le hasard et la nécessité se combinent pour créer des fonctions, le marché fait son tri. Mais l’innovation, c’est aussi un état d’esprit qui doit irriguer l’entreprise. Chez Parrot, naissent ainsi chaque année quelques start-up internes autour de trois ou quatre salariés. Le drone, toujours lui, et le casque Zik en sont sortis. Pour stimuler l’émulation, chaque année les salariés présentent devant leurs collègues une idée originale, même farfelue. Henri Seydoux lui-même s’y colle. « La mienne est peut-être choisie un peu plus souvent que les autres », sourit-il.

Mathias Fink, directeur de l’Institut Langevin : « En voulant appliquer mes travaux, j’ai goûté à l’invention »

Profil rare dans le monde universitaire, il est aussi fécond comme chercheur que comme inventeur. Chercheur, il est directeur de l’Institut Langevin, membre de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies, a occupé la chaire d’innovation technologique du Collège de France, est lauréat de moult prix internationaux, membre de la Commission innovation 2030… Inventeur, il ne cesse de capitaliser sur une technique de contrôle des ondes dont il est le père : le miroir à retournement temporel, aux applications majeures en échographie. « Initialement, je me sentais davantage chercheur. Comprendre, interpréter… C’est en voulant appliquer mes travaux à l’imagerie – d’abord en archéologie !– que j’ai goûté à l’invention. Dès lors, c’est devenu un réflexe de me demander à chaque belle idée si, et comment, je pouvais en faire un produit. » Consultant pour Philips, c’est là qu’il reconnaît avoir compris les subtilités du transfert technologique. « Les universitaires devraient être consultants d’une grande entreprise », estime Mathias Fink. Résultat, plus de 60 brevets déposés et quatre start-up issues de ses recherches, dont SupersSonic Imagine, qui vient de lever 50 millions d’euros en Bourse. Un virus transmis « sans complexe » à l’Institut, avec la bénédiction des autorités de l’ESPCI ParisTech. « On forme des étudiants pluridisciplinaires avec un état d’esprit tourné vers l’innovation. » Au final, des profils très originaux appréciés dans le monde entier.

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