Tags ; économie du partage, économie de fonctionnalité, destruction créative , Shumpeter, uber, Airb&b
Michel
Bauwens : « Uber et Airbnb n’ont rien à voir avec l’économie de
partage »
Ancien chef d’entreprise, Michel Bauwens étudie depuis une dizaine d’années
l’économie collaborative et ses réseaux qui s’organisent pour créer des outils
partagés et mutualiser les savoirs et le travail. Auteur de « Sauver
le monde, vers une société post-capitaliste avec le peer-to-peer »
(Les Liens qui libèrent), il est l’un des théoriciens des « communs »,
un modèle économique et politique d’avenir selon lui, et une réponse à la crise
écologique et de civilisation liée à la raréfaction des ressources. A condition
que l’Etat joue pleinement son rôle de régulateur.
Comment analysez-vous la crise que
provoque en France l’installation de plateformes telles qu’Uber ?
Il faut faire attention au vocabulaire
qu’on emploie. L’« économie de partage » que j’appelle
« pair-à-pair », où les individus s’auto-organisent pour créer un
bien commun, a un potentiel émancipatoire important. Mais Uber ne relève pas de cette « économie
collaborative » ou « de partage ».
Il s’agit plutôt d’une mise sur le marché de ressources qui, jusque-là, n’étaient pas utilisées. La différence entre une production pair-à-pair et Uber, c’est le morcellement du travail, la mise en concurrence entre les travailleurs pour obtenir un service, sans qu’ils aient accès à ce service, ce « bien commun », en l’occurrence l’algorithme contrôlé par la firme. Cela entraîne des déséquilibres, et avec eux la précarité. Quand Uber s’installe à Paris, les profits vont à ses actionnaires de la Silicon Valley. Ces entreprises sont compétitives car elles concurrencent les hôteliers et les taxis en parasitant l’infrastructure déjà existante. Elles n’ont pas à investir dans la construction d’automobiles ou d’hôtels. Cela leur donne un énorme avantage car elles captent une plus-value du fait de cette efficacité. Il y a là un vrai danger, en raison de la façon dont ce phénomène est encadré.
Il s’agit plutôt d’une mise sur le marché de ressources qui, jusque-là, n’étaient pas utilisées. La différence entre une production pair-à-pair et Uber, c’est le morcellement du travail, la mise en concurrence entre les travailleurs pour obtenir un service, sans qu’ils aient accès à ce service, ce « bien commun », en l’occurrence l’algorithme contrôlé par la firme. Cela entraîne des déséquilibres, et avec eux la précarité. Quand Uber s’installe à Paris, les profits vont à ses actionnaires de la Silicon Valley. Ces entreprises sont compétitives car elles concurrencent les hôteliers et les taxis en parasitant l’infrastructure déjà existante. Elles n’ont pas à investir dans la construction d’automobiles ou d’hôtels. Cela leur donne un énorme avantage car elles captent une plus-value du fait de cette efficacité. Il y a là un vrai danger, en raison de la façon dont ce phénomène est encadré.
On parle beaucoup d’« économie de
partage » ou d’« économie collaborative » mais, dans les faits,
on s’aperçoit que les échanges sont monopolisés par des plateformes qui
concentrent les données. N’y a-t-il pas contradiction ?
Pour bien comprendre le phénomène, il
faut se pencher sur l’Histoire des « biens communs » qui ont toujours
existé. Au Moyen Age, les paysans cultivaient des terres communes. Chacun
contribuait à les entretenir et il existait des règles pour user des fruits et
ne pas épuiser la terre. Ce qui change aujourd’hui, c’est qu’avec les moyens
technologiques, on peut créer de grands communs de la connaissance, des
logiciels, du design, à une échelle planétaire et qui permettent à toute
l’humanité d’y contribuer et d’y puiser. C’est un tournant dans l’Histoire car
c’est la première fois qu’une agrégation d’individus peut constituer de tels
réseaux et contourner des institutions puissantes. Or ce phénomène est pour le
moment dominé par l’économie politique du capitalisme. Chez Uber ou Airbnb,
rien n’est partagé !
Justement, peut-on réguler et
comment ?
Il faut accompagner cette évolution,
réguler pour protéger les consommateurs et les travailleurs dont les positions
sont affaiblies face à ces nouveaux monopoles. Mais réguler, cela ne veut pas
dire protéger les taxis professionnels. On le voit, ces nouveaux services sont
utiles et si une société les interdit, elle ne va pas être crédible. Une bonne
régulation doit protéger les utilisateurs et les travailleurs contre une
puissance potentiellement monopolistique sans pour autant protéger l’ancien
modèle contre l’innovation. De nouvelles solutions sont à imaginer.
Lesquelles par exemple ?
A Séoul, en Corée du Sud, la
municipalité de gauche a choisi d’interdire Uber, non pas pour protéger les
taxis mais pour développer des applications locales, parce qu’il n’y a aucune
raison qu’une société américaine gère les trajets d’une ville asiatique. Cela
peut se faire avec une coopérative d’usagers ou une coopérative municipale qui
permet de stimuler l’économie locale, et où la valeur reste équitablement
répartie. Il faut développer l’imaginaire social et juridique ! Il existe
des groupes de juristes en France comme Share Lex qui
travaillent à transformer les lois en faveur de l’économie du partage, à créer
une jurisprudence du commun. Les chartes sociales telles que celle de
Wikipedia, l’encyclopédie collaborative par exemple, sont déjà de bons exemples
de chartes du commun.
Au cœur de cette évolution, la
question des données est centrale. A qui appartiennent-elles selon vous ?
Il s’agit de passer d’un capital extractif,
qui capte la valeur des communs sans rien reverser, à un capital génératif où
ceux qui contribuent à ce commun créent leur propre économie éthique.
Aujourd’hui les échanges sont dominés
par de grandes firmes privées qui captent les données. Or, c’est à chacun de
décider de ce qu’il veut partager. On pourrait imaginer que les usagers
s’unissent pour créer des coopératives de données, des plateformes non plus
capitalistiques comme aujourd’hui, mais collectivistes, où chacun serait
propriétaire ou copropriétaire de ses données et du revenu qu’elles génèrent.
Une plateforme vide n’a aucune valeur. Ce sont les utilisateurs qui co-créent
sa valeur et pourtant trop souvent 100 % de cette valeur d’échange est
captée par les propriétaires de l’outil. Il s’agit de passer d’un capital
extractif, qui capte la valeur des communs sans rien reverser, à un capital
génératif où ceux qui contribuent à ce commun créent leur propre économie
éthique.
Chacun peut maintenant échanger, créer
par lui-même. Va-t-on vers une société d’entrepreneurs ?
On vit dans une société où le salariat
diminue et où l’activité indépendante est en croissance. De plus en plus de
personnes quittent le salariat par choix, par désir d’autonomie et de sens, et
de plus en plus de salariés sont aussi chassés de l’entreprise. Les deux
phénomènes sont concomitants. Le problème, c’est que les investisseurs
déroulent le tapis rouge seulement à ceux qui créent une start-up. Pour ceux
qui veulent agir dans le cadre d’une économie solidaire et juste, il n’existe
pas d’incubateur, d’accélérateur pour les aider. Il y a là un déséquilibre. Le
monde de l’économie coopérative, sociale et solidaire, est en retard par
rapport à la compréhension de ce potentiel et de ces nouvelles modalités.
Qui peut investir dans un projet qui
ne lui rapporte pas personnellement ?
L’absence de brevet pose en effet un
problème pour les investisseurs qui hésitent à investir s’il n’y a pas
monopole, donc profits. Par exemple, une voiture comme Wikispeed, construite
par une communauté sur un modèle OpenSource, et qui consomme 5 fois moins
d’essence au kilomètre qu’une voiture industrielle, a du mal à trouver des
investisseurs car le modèle n’est pas breveté puisqu’il s’agit d’un design
ouvert. Mais parallèlement on voit apparaître des initiatives nouvelles, comme Gotéo en
Espagne, une plateforme de financement participatif orientée vers le commun.
Elle finance les projets à condition qu’ils produisent un bien commun et
ancrent la communauté dans le processus de financement. Ce modèle, développé
dans un esprit collaboratif, me semble intéressant du point de vue social et
écologique, même s’il reste minoritaire aujourd’hui.
En quoi la culture du bien commun
peut-elle être bénéfique du point de vue écologique ?
Toute la production capitaliste est
fondée sur le principe de l’obsolescence programmée. L’avantage de la
production pair-à-pair, c’est qu’elle ne s’inscrit pas dans cette dynamique de
rareté. Concevoir un produit ou un service en communauté, pour l’utilité
sociale, signifie automatiquement qu’il n’y a pas de privatisation. Les 26
voitures OpenSource qui existent aujourd’hui sont toutes conçues pour être
durables. Lorsque autour du bien commun se développe une économie éthique qui
permet de vivre de ces contributions, on entre dans un autre type de société.
De quoi vit-on dans une économie du
pair-à-pair ?
Autour des biens communs se
développent des services à valeur ajoutée qui créent une économie. Prenez
l’exemple de Linux, un logiciel libre disponible et partageable par tous. Les
trois quarts des développeurs de Linux sont payés. Quand un développeur
travaille sur Linux, il peut l’utiliser comme il l’entend, et en échange, il
contribue à améliorer le commun partagé. Personne ne lui est redevable puisqu’il
s’agit d’un échange. Une étude américaine estime qu’un sixième du PIB est déjà
partagé, ce qui représente 17 millions de travailleurs.
Vous évoquez dans votre livre une
société « post-capitaliste », mais pour le moment, les outils
collaboratifs servent plutôt le capitalisme.
Au regard de l’Histoire, quand un
nouveau mode de civilisation émerge, il sert d’abord l’ancien système. Mais on
voit bien aujourd’hui la contradiction entre le capitalisme et la raréfaction
des ressources. A terme, je ne crois pas en un système de croissance infinie
dans un monde qui lui est fini, où il faut régénérer les ressources. Dans une
société en déclin, les individus inventent d’autres modèles. La production
pair-à-pair apporte une réponse à cette fausse abondance matérielle. Elle
renverse les valeurs. En ce sens, c’est une réponse à notre crise de
civilisation.
Quel peut être le rôle des Etats face
à ces évolutions ?
L’Etat a un rôle central à jouer dans
l’organisation des biens communs. Il a le choix entre plusieurs voies
possibles : freiner leur développement, comme en Espagne où le
gouvernement se positionne contre la production d’énergie solaire par les particuliers
par le biais de taxes, ou impose des lois contraignantes au financement
participatif pour protéger les banques. Il s’agit d’une volonté politique de
frein, voire de répression. Une autre façon de faire, c’est le pair-à-pair de
droite comme aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne, où l’Etat se désengage sous
prétexte que « puisque vous pouvez le faire vous-même, on ne va plus
s’en occuper ». Cette politique est aussi dangereuse car il
faut des infrastructures pour la collaboration.
Quelle est la troisième voie ?
Plutôt que d’être dans une transmission de haut
en bas en considérant les citoyens comme des consommateurs, une ville ou un
Etat peut devenir un partenaire et faciliter l’autonomie sociale et individuelle
La troisième voie est à mon sens celle
de Bologne où la ville, à travers The Bologna Regulation for
the Care and Regeneration of Urban Commons, mène une politique
facilitatrice, elle crée les infrastructures pour permettre aux gens d’exercer
leur autonomie, met en place une régulation municipale pour le soin des biens
communs : la loi autorise les habitants à proposer des changements pour
leur quartier et s’engage à les aider à réaliser ces projets, avec un processus
d’évaluation à la clé. Plutôt que d’être dans une transmission de haut en bas
en considérant les citoyens comme des consommateurs, une ville ou un Etat peut
devenir un partenaire et faciliter l’autonomie sociale et individuelle. C’est une
source de progrès social. Plusieurs projets vont en ce sens en Italie.
Et en France, de telles initiatives
ont-elles les conditions de se développer ?
Il en existe un grand nombre, la
plupart promus par la Société civile. Des éco-agriculteurs ont ainsi créé une
plateforme de création d’outils agricoles en OpenSource au sein de l’association
« Atelier paysan » et aident aujourd’hui des paysans
dans plusieurs pays à créer leur propre atelier de machines agricoles. C’est un
modèle très intéressant qui pourrait être appliqué plus largement. Dans la
plupart des grandes villes, de jeunes entrepreneurs sociaux se fédèrent pour
mutualiser leur activité, créer leurs mutuelles, au sein de tiers lieux comme la Coroutine ou Mutualab à
Lille, dans une dynamique naissante de culture collaborative. Le beau projet « Encommun.org » s’est
donné pour objectif de créer une cartographie de tous les biens communs
physiques et immatériels comme les flux et la mobilité. Cette culture peut apporter une réponse à
l’individualisme et à la fragmentation propres à la postmodernité, en reliant
les individus. C’est en ce sens que ce modèle est une réponse à la crise de
civilisation et écologique que traverse l’Occident. D’ailleurs, c’est en
Occident que cette culture se développe, parce que c’est ici qu’on en a le plus
besoin.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire