Thierry Bardy
Retour sur une "singulière université" :
Fondée par un
gourou de l'intelligence artificielle avec le soutien de Google et de la Nasa,
la Singularity University s'est
donné pour mission de former étudiants, entrepreneurs et gouvernements aux
bienfaits des nouvelles technologies. Cet institut très singulier vient de
tenir sa première conférence européenne.
En cent
six ans d'existence, les murs de la prestigieuse Académie de musique
Franz-Liszt de Budapest n'avaient jamais abrité un pareil spectacle. Pendant
deux jours, jeudi et vendredi derniers, la scène de la grande salle de concert,
chef-d'oeuvre de l'Art nouveau hongrois, a vu se succéder un médecin issu de
Stanford, un expert des voitures sans chauffeur, un homme au bras bionique, un
promoteur du « bio hacking », deux spécialistes réputés de l'intelligence
artificielle... Pour sa première conférence publique européenne, la Singularity University avait
réuni une vingtaine d'entrepreneurs, d'ingénieurs, de chercheurs et de
futurologues en provenance directe de la Silicon Valley, venus présenter les
dernières avancées en matière de NBIC (nanotechnologies, biotechnologies,
informatique et sciences cognitives). Avec, à chaque fois, un sens de la mise
en scène digne des célèbres conférences TED ou des « keynotes » de Steve Jobs :
intervenants passionnés, écrans géants, images fortes et phrases chocs : «
Notre objectif est que vous ne voyiez plus jamais les technologies comme avant
», « Nos gènes sont un programme informatique », ou, encore : «
Si vous ne vous intéressez pas au futur, votre entreprise peut finir comme
Kodak. »
En face,
un parterre de plus de 500 chefs d'entreprise, de fonctionnaires
gouvernementaux et d'investisseurs ayant déboursé entre 2.600 et 6.500 euros
pour deux jours de conférence. Un tarif à la hauteur de la promesse :
comprendre comment la convergence et l'accélération des nouvelles technologies
dessinent le monde de demain - et, accessoirement, comment y trouver des
opportunités. Au cours de ces deux journées, ils auront découvert les projets
de Google et d' IBM en matière d'intelligence artificielle, exploré la
révolution médicale promise par la chute des prix du séquençage ADN ou écouté
les promesses d'une ère d'abondance énergétique grâce au stockage des énergies
renouvelables. Ils auront même vu marcher sur scène une femme paralysée depuis
vingt ans, Amanda Boxtel, grâce à un exosquelette motorisé, en partie fabriqué
par une imprimante 3D.
« On
sort d'ici avec un état d'esprit différent, confiait samedi Philippe Oddo,
gérant de la banque d'investissement Oddo & Cie, qui était l'un des rares
Français présents dans la salle. Il y a un tel enthousiasme par rapport
à ce que ces technologies permettent, et, en même temps, la certitude que tout
cela va bientôt arriver. »
Si elle
est encore quasiment inconnue de ce côté-ci de l'Atlantique, la Singularity University a
déjà eu les honneurs des médias américains. Il faut dire qu'elle a été fondée
par deux personnalités emblématiques de la high-tech californienne, Peter
Diamandis et Ray Kurzweil. Le premier s'est fait connaître avec la fondation
X-Prize, une organisation à but non lucratif qui lance régulièrement des défis
richement dotés pour « rendre l'impossible possible » : vol
spatial privé ou voiture consommant moins de 2 litres aux 100 kilomètres au
début des années 2000, envoi de robots sur la Lune plus récemment.
Ray
Kurzweil, qui est longuement intervenu vendredi à Budapest par visioconférence,
est un personnage encore plus étonnant - mais aussi plus controversé. Agé de
soixante-cinq ans, ce génie de l'informatique, spécialiste des technologies et
futurologue à succès, a popularisé dans un livre publié en 2005 (« The Singularity is Near ») l'idée de « singularité ».
Ce concept désigne le moment où les ordinateurs deviendront plus intelligents
que les humains, ce qui devrait arriver selon Kurzweil vers 2045. Devenu un des
théoriciens les plus influents du transhumanisme - un courant de pensée qui
prône le dépassement de l'humain grâce aux technologies -, Kurzweil est aussi
depuis un an, le « director of engineering » de Google.
Le groupe
de Larry Page et de Sergei Brin est d'ailleurs très présent dans les
conférences de la Singularity University : le directeur général de cette
dernière, Rob Nail, porte des Google Glass sur scène, et d'autres inventions
comme la Google Car ou le service Google Now sont souvent citées en exemple.
Cela n'est pas dû au hasard : « Google ne nous finance plus, mais il a
été un de nos sponsors de départ,explique Rob Nail. Larry Page a
participé à notre conférence de lancement, et c ertains de
leurs dirigeants viennent régulièrement parler à nos élèves. Nous collaborons
aussi un peu avec Google X, le laboratoire qui est à l'origine de plusieurs
projets comme leur voiture sans chauffeur. » Les bureaux de la Singularity University sont
situés à Mountain View, sur le site du centre de recherche californien de la
Nasa, à une poignée de kilomètres du siège de Google.
« Eduquer
les leaders »
Aux côtés d'autres sponsors comme
Nokia, le groupe de biotechnologies Genentech ou l'éditeur de logiciels 3D
Autodesk, Google et la Nasa sont les principaux partenaires de cette
université... qui n'en est pas une. Car l'enseignement de la Singularity University n'est
pas homologué - « C'est de toute façon impossible, car nos cours
changent en permanence pour s'adapter à l'évolution des technologies »,
justifie Salim Ismail, chargé du développement mondial de l'organisation et
ancien vice-président de Yahoo!.
Autre
particularité, le cursus le plus long ne dure que dix semaines, chaque été,
avec des promotions d'environ 80 étudiants par an pour un tarif de 29.500
dollars. Ce « summer camp » technologique inclut la mise au point d'un projet
pouvant ensuite être incubé sur place - cette structure, appelée « SU Labs »,
regroupe déjà une vingtaine de start-up dont ModernMeadow, qui s'est fait
connaître en imaginant une imprimante 3D capable de produire de la viande. Le
reste de l'année, l'institut propose plusieurs « executive programs » d'une
semaine destinés aux cadres dirigeants (Coca-Cola ou Goldman Sachs font partie
de ses clients), aux investisseurs ou aux gouvernements. Facturés 12.000
dollars, ces séminaires font intervenir des personnalités aussi renommées que
le biologiste Craig Venter, pionnier du séquençage du génome humain, ou Vinton
Cerf, l'un des pères fondateurs d'Internet et vice-président de... Google.
Le linéaire
et l'exponentiel
Que la formation dure tout l'été,
une semaine ou deux jours, les objectifs sont les mêmes : « éduquer,
inspirer et donner aux leaders les moyens » d'appréhender ce que laSingularity University appelle
les « technologies exponentielles ». Cette notion est au coeur
de la plupart des interventions : « Alors que l'être humain appréhende
l'évolution du monde de façon linéaire, en envisageant une progression limitée,
les nouvelles technologies se caractérisent par des progressions exponentielles
», explique Salim Ismail. L'exemple le plus connu est la loi de Moore,
énoncée par un des fondateurs d'Intel en 1975 et toujours vérifiée depuis,
stipulant que le nombre de transistors sur une même puce double tous les deux
ans.
Pour Ray
Kurzweil, cette progression spectaculaire s'applique également à la biotech (le
coût du séquençage de l'ADN a été divisé par 1 million en dix ans), aux
télécommunications (le nombre d'abonnés à la téléphonie mobile est passé de
moins de 1 milliard en 2000 à plus de 6 milliards en 2012) et plus largement à
l'ensemble du progrès humain, « qui connaît depuis deux siècles une
accélération exponentielle ». Partant de ce postulat, Kurzweil ne
s'interdit pas les prédictions les plus incroyables : « L'ordinateur du
futur aura la taille d'une cellule » ou « Les humains vont
fusionner avec les machines. » C'est ce qui l'a rendu célèbre aux
Etats-Unis, et une partie du public de Budapest était visiblement venu pour
cela.
Les
autres intervenants ne sont pas aussi extrêmes dans leur vision du futur, mais
tous sont animés d'une conviction identique : la convergence des technologies «
exponentielles » est une bonne chose, car l'accélération du progrès permettra
de régler les plus grands défis de l'humanité - qu'il s'agisse de nourriture,
d'environnement, de sécurité ou de pauvreté.
« Nous
vivons dans un monde où 3 milliards d'êtres humains vivent avec moins de 2,50
dollars par jour. Nous avons tout ce qu'il faut pour les aider et pour arriver
dans un monde où l'énergie et la nourriture seront abondants », affirme Rob
Nail. A condition toutefois que les humains, et en premier lieu leurs
gouvernants, ne se mettent pas en travers du progrès technique, comme le font
les pays européens avec les OGM, par exemple. « Nous n'avons pas la
capacité de nourrir la population mondiale sans y avoir recours, estime
Salim Ismail.Nous ne défendons pas Monsanto pour autant, car leur approche
est dangereuse et uniquement motivée par l'argent. Mais l'interdiction des OGM
est également dangereuse, car elle coûte des vies en Afrique. »
La Singularity University s'active
donc à convaincre non seulement les étudiants et les entrepreneurs, mais aussi
les gouvernements des bienfaits de ces technologies, même si certaines font
peur au plus grand nombre. « Les pouvoirs publics ne sont pas armés
pour comprendre les technologies exponentielles, estime Salim Ismail. Ils
ont donc tendance à vouloir entraver leur progression, ce qui ne sert à rien.
Quand George W. Bush a limité les recherches sur les cellules souches aux
Etats-Unis pour des raisons idéologiques, elles ne se sont pas ralenties pour
autant. Elles sont parties en Chine ou au Canada. »
Aujourd'hui,
la Singularity University s'adresse
donc ouvertement aux administrations, que ce soit à travers des programmes de
formation sur mesure - l'Uruguay a été le premier pays à faire appel à elle en
avril dernier - ou en les invitant à ses conférences. Une évolution logique au
regard des objectifs de l'institut, mais qui inquiète certains. « On
peut voir la Singularity University comme un outil de propagande
transhumaniste, qui vise à présenter les NBIC sous un jour favorable »,
estime le médecin et écrivain Laurent Alexandre, PDG de la start-up de biotech
DNA Vision.
Certes,
Rob Nail reconnaît qu'il faut étudier ces technologies« en étant conscient
qu'elles peuvent avoir de bons et de mauvais aspects », et si Ray Kurzweil
convient qu'elles peuvent avoir « des côtés sombres ». Mais
les risques éventuels, les questions éthiques ou les conséquences sociales ont
été à peine effleurés par la plupart des intervenants de la conférence
européenne. Que deviendra le monde du travail quand les ordinateurs seront plus
intelligents que nous ? Faut-il autoriser sans limite les modifications du
génome humain ? Quel usage un gouvernement totalitaire pourrait-il faire de ces
technologies ? A Budapest, si, sur scène, les prestations étaient
spectaculaires, la plupart des questions importantes sont venues de la salle.
Et sont souvent restées sans réponse.
Les points à retenir
La Singularity University a
été fondée en 2009 par Ray Kurzweil et Peter Diamandis.
Elle
propose des formations aux technologies les plus avancées destinées aux
étudiants et aux dirigeants d'entreprise.
Hébergée
sur le campus de la Nasa en Californie, elle entretient des liens étroits avec
Google et d'autres entreprises de la Silicon Valley.
Ses
dirigeants estiment que les nouvelles technologies peuvent résoudre les
principaux problèmes de l'humanité, et qu'il ne sert à rien de freiner leur
expansion.
Benoît Georges